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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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Lisa ?
    — Probablement.
    — Je ne veux pas que tu te pavanes avec cette petite putain, dit Lioubov.
    — C’est une camarade.
    — Elle n’a aucun talent.
    — D’accord.
    — Sauf celui de voler les maris des autres. Tu crois que je ne vois pas son manège ? Toujours à plisser les yeux, à remuer les lèvres, comme si elle suçait un bonbon trop doux.
    — Je t’assure, dit Prychkine avec hauteur, que je ne me soucie guère de Lisa, en ce moment !
    — Pourquoi, en ce moment ?
    — Parce que le sort de la Russie est en jeu. Dans les heures graves que nous traversons, toutes mes idées sont politiques.
    Son visage se figea dans une expression noble et douloureuse. Les sourcils noués, les lèvres pincées dans un rictus amer, que ponctuait joliment un grain de beauté marron, il considérait le bout de ses souliers comme il eût fait d’une dalle mortuaire.
    — Le plus clair de tout cela, dit Lioubov, c’est que je ne jouerai pas devant le tsar.
    — Non, dit Prychkine, tu ne joueras pas devant le tsar.
    — À cause d’une révolution idiote !…
    Des larmes tremblaient dans sa gorge. Elle ébouriffa ses cheveux à pleins doigts :
    — Ah ! ils sont beaux, tes révolutionnaires ! Je les déteste ! Je les déteste !
    — Pourquoi dis-tu que ce sont  mes  révolutionnaires ?
    — Parce que tu as toujours prétendu que le régime tsariste était périmé. Tu es content, maintenant ? Tu as ce que tu désires ? Un clapier de province. Pas moyen de bouger. Et le tsar qui va abdiquer, peut-être, avant que j’aie joué devant lui. Oh ! je te félicite ! Je te remercie ! Je te baise les mains !
    Subitement, une idée réconfortante lui traversa l’esprit. Peut-être le tsar refuserait-il de se soumettre ? S’il s’arrêtait à Pskov, sans renoncer à la couronne, nul doute qu’on organiserait une représentation en son honneur. Elle paraîtrait à ses yeux, belle, émue, reconnaissante. Elle serait applaudie par ces mains augustes gantées de cuir blanc. Son cœur défaillit d’espoir. Elle murmura :
    — Et s’il n’abdiquait pas !
    — Eh bien ?
    — Nous pourrions tout de même jouer devant lui.
    — S’il n’abdiquait pas, dit Prychkine en boutonnant son gilet, il aurait autre chose à faire que patronner des galas de bienfaisance.
    — Je n’ai pas de chance, je suis malheureuse ! gémit Lioubov.
    — Ne ramène pas tout à toi, dit Prychkine. C’est ridicule.
    — Et à qui veux-tu que je le ramène ? s’écria-t-elle.
    Elle se leva du lit, brisée, mécontente. Le plancher était froid sous ses pieds nus. Sa bouche pâteuse lui faisait horreur.
    — Quand le tsar abdique, qui est-ce qui le remplace ? demanda-t-elle encore.
    — Cela dépend.
    — Un autre tsar ?
    — Ou un gouvernement républicain.
    — Si c’est un autre tsar qui remplace Nicolas II, si c’est le grand-duc Michel, par exemple, peut-être que… ?
    — Ne compte pas t’exhiber devant le grand-duc Michel, grommela Prychkine, exaspéré.
    — Et devant qui, alors ? Pas devant le gouvernement provisoire, ou devant le Soviet ? Ça me dégoûterait. Tous ces types sans éducation…
    — Devant personne, dit Prychkine.
    Lioubov cacha sa tête dans ses mains et rugit :
    — Ils me rendront folle !
    Son désespoir était sincère. Tout allait mal depuis qu’elle avait quitté Moscou. Elle s’était enrhumée dans le train. Prychkine faisait une cour assidue à Lisa. L’empereur était sur le point d’abdiquer. Elle se regarda dans la glace et se jugea laide, vulgaire. Sa peau avait un reflet jaunâtre. Des cernes bleus entouraient ses paupières. Sur ses lèvres gercées, le fard de la veille formait de fines croûtes roses. Elle murmura :
    — Sacha ! Je n’en peux plus ! Il faut me consoler !
    Prychkine poussa un soupir excédé et leva les yeux au ciel :
    — Encore !
    — Oui, oui, tout le monde est contre moi. Si seulement j’avais joué d’abord devant lui, et puis il aurait abdiqué, cela me serait égal. Mais comme ça !… Je n’aurai plus jamais l’occasion de jouer devant un empereur !… Est-ce que tu comprends ce que cela veut dire ? Sacha, je suis ta petite chatte. Prends-moi dans tes bras.
    Prychkine enlaça les épaules de Lioubov, mais elle se dégagea lestement.
    — Je vais me laver les dents d’abord, dit-elle.
    S’étant

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