Le Sac et la cendre
non plus, ne portaient pas de rubans rouges.
— Ils sont raisonnables, au moins, disaient les hussards.
— Pas comme ces bandits de uhlans et de dragons.
— Dommage qu’ils ne soient pas venus jusqu’à nous. On leur aurait montré ce qu’on sait faire.
— Silence dans les rangs ! rugit Akim.
Mais il était fier de ses hommes.
Un groupe de cavaliers se dirigeait vers le point de rassemblement. Les épaulettes étincelaient au soleil. Les chanfreins, marqués de blanc, se balançaient comme un vol de mouettes. C’était le général commandant la 5 e division de cavalerie, qu’accompagnaient des officiers de son état-major. Un ordre retentit, de proche en proche :
— Sabre au clair ! Lance en main !
Comme mus par un déclic, les hommes rectifièrent leur position et présentèrent les armes au général qui passait. Devant chaque régiment, le général criait :
— Salut, mes braves !
Et les hommes répondaient, tous ensemble, dans un mugissement caverneux qui faisait vibrer le sol :
— Bonne santé, Votre Excellence.
Ayant passé devant le front des troupes, le général prit place à la droite de l’autel, et les porte-étendards des quatre régiments, sortant des rangs, se postèrent aux quatre coins de la table sacrée. Comme il n’y avait pas un souffle de vent, l’étoffe des drapeaux, brodés d’or lourd, frappés de dates glorieuses, pendait tristement sur les hampes. Un petit aumônier blondasse, aux cheveux longs, à la barbe bouclée, revêtit son étole, posa sur la nappe bleue une croix d’argent et le livre des Évangiles. Après une courte prière, les colonels s’avancèrent chacun vers son unité, tirèrent de leur poche une feuille de papier blanc. Un silence menaçant drapa l’assistance. Les cœurs battaient dans une gangue de pierre. Les visages s’arrêtaient de vivre. Akim regardait droit devant lui, avec force, avec intolérance, le colonel Kolenkine, qui dépliait la page du manifeste impérial. La figure hâlée et brusque du colonel exprimait la gravité, la souffrance. Sa barbiche tremblait. Ses yeux couraient d’un homme à l’autre, hésitaient à se fixer sur un point. Enfin, il redressa les épaules, comme pour vaincre une résistance, et dit d’une voix nette :
— Voici le manifeste que Sa Majesté l’Empereur a signé le 2 mars 1917, à trois heures de l’après-midi, et que le gouvernement provisoire ordonne de communiquer aux troupes.
Une légère ondulation parcourut la muraille compacte des hussards. Akim sentit que sa paupière gauche vibrait nerveusement. La salive devenait rare sous sa langue.
« Par la grâce de Dieu, lut le colonel Kolenkine, nous, Nicolas II, empereur de toutes les Russies, roi de Pologne, grand-duc de Finlande,… à tous nos fidèles sujets, faisons savoir :
« En ces jours de lutte grandiose contre l’ennemi extérieur, qui, depuis trois ans, s’efforce d’asservir notre patrie, Dieu a trouvé bon d’envoyer à la Russie une nouvelle et terrible épreuve. Des troubles intérieurs menacent d’avoir une répercussion fatale sur la conduite ultérieure de cette guerre. Les destinées de la Russie, l’honneur du peuple, tout l’avenir de notre chère patrie exigent que les hostilités soient menées, à tout prix, jusqu’à une fin victorieuse. L’ennemi tenace fait ses derniers efforts, et l’heure approche où notre vaillante armée, de concert avec nos glorieux alliés, l’abattra définitivement… »
Le colonel Kolenkine reprit sa respiration. Son cheval courbait l’encolure et frottait ses naseaux contre les muscles de son poitrail. Akim se mordit les lèvres. Il lui semblait qu’autour de lui le paysage, les visages se pétrifiaient dans une exactitude irréelle.
« En ces jours graves pour l’existence de la Russie, reprit le colonel, notre conscience nous commande de faciliter à notre peuple une union étroite et l’organisation de toutes ses forces pour obtenir une rapide victoire. C’est pourquoi, d’accord avec la Douma d’Empire, nous avons trouvé bon d’abdiquer le trône de Russie et de renoncer au pouvoir suprême… »
Les mots terribles tombèrent sur Akim comme une pelletée de terre. C’était donc vrai. Un règne s’achevait. Par quelques paroles banales. Et des siècles d’histoire n’avaient plus de prolongement. Il tressaillit, regarda
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