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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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salle d’opération, les trois nouveaux blessés reposaient sur leurs brancards, drapés de couvertures grises, Siféroff s’approcha du premier, dont la face disparaissait sous une écorce de pansements croûteux. Lentement, il défit les bandages, et un paquet de viande, couleur groseille, surgit à la lumière des lampes. Sur cette masse ronde, la forme du nez était à peine visible, et la bouche, privée de lèvres, n’était qu’un trou. Siféroff s’agenouilla, prit le poignet du blessé entre ses doigts et grommela :
    — Mais il est mort ! Et depuis longtemps, je parie ! Ah ! les imbéciles ! Au suivant.
    Le suivant était un tout jeune homme, sous-officier d’infanterie, dont un éclat d’obus avait déchiqueté les membres inférieurs. La fièvre vacillait dans ses prunelles. Tandis que Nina et sœur Anne déboutonnaient ses vêtements raidis de boue, il parlait avec volubilité :
    — Vous croyez que je pourrai marcher encore ? Sinon, il faut me tuer tout de suite. Je préfère, vous comprenez, monsieur le docteur !
    Il poussa un cri et grinça des dents, parce que Siféroff découvrait la plaie :
    — Ne me touchez plus ! Je veux crever ! crever ! crever !
    Malgré ses protestations, Siféroff lui administra une piqûre de morphine.
    — Demain, nous n’aurons plus de morphine, chuchota sœur Anne.
    Siféroff haussa les épaules :
    — On verra bien !
    Puis, il s’épongea le front avec son mouchoir et dit aux ordonnances :
    — Emmenez-le. Sœur Nina, vous veillerez à ce qu’il s’endorme. Moi, je m’occupe du dernier…
    Assise au chevet du blessé, Nina lui tenait la main et écoutait sa respiration sifflante. Une lueur de clair de lune tombait des lampes badigeonnées de vernis bleu. Dans un coin de la pièce, près d’une déesse à demi nue, qui soulevait ses voiles flottants, pendait une icône avec sa veilleuse en verre rouge. Entre les colonnettes gainées de feuillages, s’étirait la procession immobile des lits. Nina connaissait par cœur ces souffrances rangées côte à côte. Depuis le début de la guerre, elle avait assisté à un tel défilé de chairs meurtries et d’âmes malades, qu’elle aurait dû raisonnablement ne plus s’émouvoir de rien. Pourtant, chaque blessé nouveau qui était livré à ses soins provoquait en elle le même désespoir charitable que s’il avait été la première victime. Contrairement à ses collègues, elle ne pouvait s’habituer à cette interminable addition de détresses. Étonnée, fatiguée, elle dispensait autour d’elle des sourires, des gestes maternels, toute une aumône dont les autres paraissaient friands. Elle aurait voulu leur donner davantage encore, mais ils se contentaient de si peu ! Ils n’avaient pas l’air de savoir que leur martyre autorisait les pires exigences. Souvent, même, ils admettaient que la guerre était inévitable et déploraient simplement le manque de préparation et l’incurie des chefs. Mais Nina ne partageait pas leur soumission virile à la fatalité. Elle avait beau réfléchir, elle ne comprenait pas la nécessité de la guerre. Aucun motif de prestige historique, d’alliance idéologique ne pouvait expliquer cet abominable carnage, ces membres amputés, ces blessures grouillantes, ces esprits anéantis de peur. Une marée de cris et de sang refluait des frontières. Dieu s’était détourné des hommes. La volonté du mal avait frappé les rois. Nul ne se souciait des opprimés. On pensait aux armes avant de penser aux remèdes. Bientôt, pour sauver ces éclopés héroïques, il n’y aurait plus d’autre ressource que l’amour. Ah ! si l’amour avait suffi à purifier les abcès, à ressouder les os, à rendre le souffle aux lèvres blanches, Nina eût été sûre de sa propre mission. Car elle était dévorée d’amour, brûlée d’amour, comme d’une douce maladie. Le souvenir de ses parents, de son mari, de ses frères la tourmentait moins que la vision de tous les blessés, connus et inconnus, qui râlaient sur les champs de bataille. Elle avait la sensation étrange qu’après avoir appartenu à un petit groupe, elle appartenait enfin à l’humanité. Un cercle s’était brisé autour d’elle. Le monde était venu à elle, avec ses sanies, avec sa boue.
    Elle ferma les yeux, envahie d’un petit vertige. Elle avait

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