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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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profils renversés et pâles. Une odeur de sueur et de pourriture émanait de cette cargaison. La tête de Nicolas touchait les bottes crottées d’un autre soldat. Il voulut se déplacer un peu et une douleur violente lui traversa la hanche.
    — Ah ! c’est vrai, murmura-t-il, je suis blessé.
    Les roues grinçaient. Les sabots des chevaux claquaient sur la route. À chaque cahot, répondait un concert de plaintes monotones. L’un des blessés, à demi fou de souffrance et de froid, grattait ses bandages en râlant :
    — Arrêtez… Laissez-moi là… J’ai mal…
    Quelqu’un toussa :
    — Oh ! ma mère ! Sûrement, je n’ai plus une goutte de sang dans les veines.
    Nicolas étendit la main, souleva un coin de la bâche. Il vit des sapins noirs et, au-dessus, un ciel gonflé de nuages lourds et plombés. Le grondement de la canonnade troublait à peine le silence du soir. Un oiseau traversa l’espace, avec des palpitations de chiffon calciné. Nicolas laissa tomber son bras et se sentit heureux de vivre.

VI
    L’hôpital auxiliaire de Nasielsk, au nord-ouest de Varsovie, était établi dans une grande maison délabrée, que son propriétaire avait fait décorer dans le style pompéien. Les murs de la salle d’opération s’ornaient de fresques délavées qui représentaient des déesses. Au plafond, pendaient des nuages roses dessinés en trompe-l’œil. Et toutes les pièces étaient garnies de colonnettes, autour desquelles s’enroulaient des feuilles de vigne en toile cirée verte et brune. Nina Mayoroff détestait ce cadre prétentieux qui, lui semblait-il, faisait injure à la simple douleur des hommes.
    — Quand nous en aurons le loisir, disait le docteur Siféroff, nous passerons tous les murs à la chaux et nous arracherons les feuillages en toile cirée.
    Mais on avait à peine le temps de soigner les blessés dans ce petit hôpital volant, équipé avec des moyens de fortune. Le personnel comptait deux docteurs, une infirmière en chef, six infirmières et quatre ordonnances pour les gros travaux. Quarante lits de camp étaient disposés dans les chambres à colonnettes. Et, tous les jours, les blessés évacués vers l’arrière étaient remplacés par de nouveaux arrivants, hâves, affamés, couverts de boue et déchirés de plaies fétides. Or, les médicaments étaient rares. Malgré des appels réitérés au Comité de la Croix-Rouge, l’hôpital manquait de gaze, de morphine, de chloroforme, de coton. Une semaine sur deux, l’Intendance oubliait d’envoyer le ravitaillement. On vivait de colis personnels, de donations charitables, de quêtes effectuées chez les notables et les commerçants de la petite ville.
    Nina avait été chargée par le docteur Siféroff de passer dans les maisons du voisinage pour rassembler de vieux chiffons, des chemises usées, des linges qui pourraient être utilisés à la confection des bandages. Cette besogne de mendiante l’avait occupée tout un matin. L’après-midi, au lieu d’assister le docteur dans la salle d’opération, elle avait lavé des pansements et aidé sœur Anne à diluer de l’iode avec de l’eau distillée, car l’iode même commençait à faire défaut. À neuf heures du soir, elle prit enfin son tour de garde, dans la petite chambre sans fenêtres, attenant à l’ancien salon de réception. Comme elle s’asseyait devant la table encombrée de registres et de fioles vides, un roulement de voitures la tira de sa torpeur. On amenait de nouveaux blessés. Derrière la porte, Nina entendit la voix irritée du docteur Siféroff :
    — Mais où voulez-vous que je les mette ? Je n’ai que trois lits disponibles. Envoyez les autres à Plonsk : ils m’ont téléphoné ce matin pour m’annoncer qu’ils avaient de la place…
    Le pas lourd des ordonnances résonna dans le corridor. Nina sortit de la pièce et se heurta au docteur Siféroff, décoiffé, la blouse maculée de taches brunes. C’était un homme jeune encore, à la figure rose et veloutée, dont les yeux exprimaient une bonté timide.
    — Ils me rendront fou, dit-il. Venez m’aider. Sœur Anne se trouve déjà dans la salle d’opération.
    Dans la cour sombre, où s’agitaient des lanternes et des visages, quelqu’un cria :
    — Quel métier ! À Plonsk, ce sera la même réponse !
    Un cheval hennit. Des grelots tintèrent.
    Dans la

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