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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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côte, silencieusement, comme se tenant par la main, le caporal trébucha. Une voix sans visage râlait :
    — Frères ! Frères ! Ne me laissez pas !
    Et Nicolas s’entendit hurler en réponse :
    — Ne t’en fais pas ! On te ramassera tout à l’heure !
     
    — Ils vont se faire faucher jusqu’au dernier avant d’atteindre la tranchée, dit Akim.
    En effet, aux abords de Kamion, les petits hommes n’avançaient plus, mais se traînaient, s’enlisaient dans la terre. On les voyait très distinctement, échelonnés en demi-cercle autour des positions allemandes. Des dents de feu jaillissaient vers eux et brisaient des noyaux de visages.
    — Tout de même, ils progressent encore, dit Michel.
    — S’ils avaient eu avec eux des officiers capables, la tranchée serait déjà prise, dit Akim.
    Et il s’imagina à la tête de ces mêmes grenadiers, les exhortant du geste et de la voix : « Pour la foi, le tsar, la patrie, en avant, les gars ! » Tous le suivaient. Dressés d’un seul élan, unis par une même croyance, ils tombaient sur l’ennemi et l’exterminaient à la baïonnette.
    — Ce sont les mitrailleuses qui font le plus de dégâts, dit Michel. On aurait dû envoyer quelques volontaires pour les neutraliser.
    Il eût aimé être un de ces volontaires. Son indifférence à l’égard de l’avenir le désignait tout naturellement pour les missions périlleuses.
    — Je ne voudrais pas me trouver à leur place, dit un hussard en s’écartant du parapet. Se faire tuer comme ça, pour rien…
    D’autres voix se répondaient, dans l’ombre :
    — Tu connais quelqu’un au 14 e  grenadiers ?
    — Non. Et toi ?
    — Personne. Ce sont tous des Géorgiens.
    — Penses-tu !
    — Fédotieff est arrivé à faire bouillir de l’eau ! On va avoir du thé ! Quel type ! Bravo, Fédotieff !
    — Regardez, regardez, ils approchent des tranchées.
    — Je ne vois rien.
    — Mais si ! Là, sur la gauche… Après les buissons…
     
    Une salve sèche éclata à la figure de Nicolas. Il chancela un peu, asphyxié, brûlé, furieux. Puis, il se laissa tomber de tout son poids dans la tranchée, avec le sentiment que ce geste correspondait à la mort. Des grenades explosèrent. Jetées par qui ? Lorsque Nicolas se releva et regarda devant lui pour connaître les lieux, il ne vit qu’une fosse, envahie de fumée, où se démenaient des fragments de bras, des éclairs de baïonnettes et des gueules souillées de terre et de sang. À la porte d’un abri, un uniforme vert s’agitait, dressait les bras. Un diable sombre bondit vers ce pantin et le cloua au mur avec un cri énorme. « Pour la patrie, pour la patrie, tout pour la patrie et la révolution », répétait Nicolas en serrant son fusil dans ses mains. En même temps, il songeait bizarrement à l’agent de police qu’il avait tué, autrefois. Et il lui semblait qu’il n’y avait pas de solution de continuité entre ce meurtre ancien et le carnage d’aujourd’hui, qu’ils étaient aussi honorables et nécessaires l’un que l’autre.
    — Où sont-ils, les salauds ? hurla quelqu’un.
    — Dans les abris !
    — Non, ils décampent !
    — Au bout de la tranchée !…
    — Ne les laissez pas sortir !…
    Des soldats couraient, écrasant du talon les musettes abandonnées, butant contre des casques qui sonnaient comme des casseroles. Nicolas suivit le mouvement. Une lourde buée se balançait dans les ténèbres.
    — Là, tiens. Un officier !
    — Mais non, idiot, c’est un des nôtres !
    Au fond d’un cirque élargi, matelassé de sacs blancs, une foule de grenadiers et d’Allemands piétinaient dans un nuage de cendre. On les eût dit occupés à une besogne fraternelle de terrassiers. Pourtant, des exclamations et des râles s’échappaient de ce bric-à-brac d’hommes et de fusils. Quand Nicolas parvint jusqu’à eux, la lutte était terminée. Un sergent, au visage fendillé de raies rouges et noires, brandissait dans sa main une baïonnette allemande.
    — D’un côté c’est un couteau et de l’autre une scie ! criait-il avec une espèce de gaieté provocante.
    Sur le sol, s’amoncelaient des corps mous dont quelques-uns remuaient encore.
    Il y avait de plus en plus de monde dans le boyau. À croire que le barrage d’artillerie n’avait servi de rien. On se bousculait, on

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