Le Sac et la cendre
donc que je peux vivre ?
— Bien sûr.
— Le docteur l’a dit ?
— Ce soir encore, il me le répétait. Alors ? Je vais vous le chercher, ce bassin ?
Il réfléchit une seconde et chuchota piteusement :
— Oui.
Nina traversa la salle en marchant sur la pointe des pieds. À son passage, les feuillages vernis frémirent autour des colonnettes.
Dans le local de la pharmacie, le docteur Siféroff parlait avec sœur Anne. En apercevant Nina, Siféroff lui sourit d’un air las et affectueux :
— Rien de neuf, chez vous ?
Elle prit un bassin émaillé sur l’étagère :
— Non, mais le n° 37 a peur de mourir.
— Je crois, en effet, qu’il mourra, dit Siféroff.
Il soupira, remonta ses lunettes sur son front et frotta du bout des doigts ses yeux myopes rougis par l’insomnie.
Deux porteurs soulevèrent le brancard et se dirigèrent d’un pas pesant vers la maison toiturée de neige bleue. Au bord du perron, s’agitaient des infirmières coiffées de guimpes. Couché sur la civière, Nicolas voyait, au-dessus de sa tête, un ciel lisse, sombre et pur d’où tombait le froid. Des voix inconnues d’hommes et de femmes se croisaient dans la nuit. Les voix de femmes surtout lui serraient le cœur. Vivant dans les tranchées, il avait oublié leurs inflexions si douces. Subitement, quelqu’un cria :
— Je ne peux pas loger tout ce monde-là. Allez à Nasielsk !
— Nous en venons. Ils n’en ont pris que trois, répondit un conducteur.
— Je vais téléphoner à Siféroff.
— C’est inutile.
— Alors, quoi ?
— Préparez-leur des litières de paille.
— C’est un scandale !
— Pourquoi ? Ils ont l’habitude.
— Six encore, je vous dis, c’est mon dernier mot.
— Et les autres ?
— Allez voir à l’annexe. Je les préviendrai…
Nicolas était content de se trouver parmi ceux qu’on allait hospitaliser sans retard. Depuis des heures, on le véhiculait de porte en porte, comme une marchandise indésirable. Partout, les effectifs étaient au complet.
Une infirmière, vêtue d’une jaquette de cuir et portant le brassard de la Croix-Rouge sur la manche, précéda les brancardiers dans le couloir de la maison.
— Vous le placerez chez le docteur Okopianoff, dit-elle.
De nouveau, Nicolas éprouva un plaisir étrange à entendre une voix de femme parlant à ses côtés. Là où sonnaient des voix de femmes commençait le royaume de la sécurité et de la tendresse. L’infirmière était pourtant du genre hommasse, le visage carré et rougeaud, le regard brusque, la lèvre duvetée. Mais son contralto chantant démentait l’aspect rébarbatif de la veste de cuir et de la figure énergique. Elle poussa une porte et s’effaça pour laisser passer les brancardiers. Ils déposèrent Nicolas dans une pièce chaude, aux murs gris, fortement éclairée par plusieurs lampes à pétrole. Sur une table d’opération, était couché un homme nu au ventre proéminent. Un docteur en tablier blanc et plusieurs infirmières s’affairaient autour du patient. Sans tourner la tête, le docteur demanda :
— Un nouveau ?
— Oui.
— Qu’il attende cinq minutes. Je vais avoir fini.
Il se pencha sur le corps nu. Dans ses mains gantées de caoutchouc rouge luisait un instrument d’acier en forme de pince. Nicolas frissonna. Une odeur âcre lui meubla la bouche. Il murmura :
— Qu’est-ce qu’on lui fait ?
Au lieu de répondre, l’infirmière en veste de cuir tira un carnet de sa poche et demanda :
— Votre nom ?
Il dit machinalement :
— Nicolas Constantinovitch Arapoff, engagé volontaire au 14 e grenadiers de Géorgie.
— Où avez-vous reçu votre blessure ?
— Devant le village de Kamion, secteur de la Bzoura. Une balle de mitrailleuse, je crois. Nous devions être relevés, et voilà qu’on nous dit…
Brusquement, il avait envie de raconter tout à cette femme, l’attaque, le barrage d’artillerie, le corps à corps dans les tranchées… Elle l’interrompit :
— Date de la blessure ?
— 25 janvier 1915, la nuit…
L’infirmière suça son crayon chimique et inscrivit quelques mots dans le calepin. Une petite trace d’encre violette marquait sa lèvre. Elle fronça les sourcils et s’écria :
— Vous avez bien dit que vous vous appelez Nicolas Constantinovitch
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