Le Sac et la cendre
fréquemment, vers le soir, de ces longues rêveries, de ces chutes immobiles au-dedans d’elle-même. Les prêtres devaient connaître une extase analogue durant leurs prières et leurs jeûnes. Elle priait aussi, à sa façon, non devant les icônes, mais devant le visage des hommes. N’était-ce pas la même prière adressée au même Dieu ?
Elle regarda du côté de l’icône. La petite flamme rose de la veilleuse éclairait par saccades les dorures de l’image sainte et la poitrine ronde et dévoilée d’une robuste déesse. Le silence de la chambre était traversé de ronflements furtifs, de murmures enfantins prononcés en rêve. Une odeur de chloral et de chairs suantes piquait la gorge. Aux vitres noires et nues coulait une buée d’argent.
— Mon Dieu, aidez-moi… aidez-moi à être suffisante, chuchota Nina en baissant la tête.
— Je m’appelle Makar, dit une voix sourde.
Elle sursauta. Le blessé dont elle tenait la main venait de s’éveiller et fixait sur elle un regard direct et hostile.
— Je savais votre nom, dit-elle. J’ai vu vos papiers au bureau.
— J’étais étudiant en chimie, reprit l’autre avec colère. Et maintenant, qu’est-ce que je suis ?
— Un soldat.
— Même pas. Un blessé. Et toute ma vie, si j’en réchappe, je resterai un blessé. Et pourquoi suis-je un blessé ? L’ai-je voulu ? Non. L’ai-je mérité ? Non. D’autres l’ont voulu et l’ont mérité pour moi…
Il retrouva son souffle et s’écria soudain :
— Personne n’a le droit de disposer de ma vie !
— Parlez plus bas, dit Nina, vos camarades dorment.
— Ils ont tort. Ils devraient m’écouter. C’est parce que tous les camarades dorment que la guerre est encore possible. C’est parce que toute la Russie dort que moi je souffre !
Il tapa du poing sur ses couvertures, et des sanglots nerveux secouèrent ses épaules :
— On raconte qu’à l’arrière les théâtres sont pleins, que le champagne coule à flots, que des hommes jeunes gagnent de l’argent pendant que nous crevons. Autrefois, je croyais que la justice et la raison gouvernaient le monde. Je ne m’occupais pas de politique. Mais maintenant que la politique se sert de mon corps, utilise mon corps comme une marchandise, je suis bien forcé de m’y intéresser un peu !
— Calmez-vous, dit Nina. Vous avez la fièvre. Je vais vous chercher un verre d’eau.
— Ce n’est pas un verre d’eau qui étanchera ma soif. Les massacres de Tannenberg, des Carpates, de Varsovie, on ne les oublie pas pour un verre d’eau. Qui est-ce qui nous commande ? Le grand-duc Nicolas nous envoie à la boucherie comme du bétail anonyme. Il se dit : « Ils sont nombreux, ils passeront, même sans canons et sans munitions… »
Il ne put achever, et sa nuque retomba sur l’oreiller avec un bruit mou. Une sueur visqueuse vernissait son visage. Ses lèvres retroussées découvraient des dents jaunes et blanches.
Nina posa sa main sur le front moite, et il lui sembla que, par cette main, tout le désespoir du blessé entrait dans son propre corps et s’y transformait en joie ineffable.
— Ne cherchez pas à comprendre la folie du monde, dit-elle. Subissez-la, acceptez-la comme une épreuve voulue par Dieu. La raison de tout cela nous échappe. Mais cette raison existe. Elle éclatera à nos yeux, le moment venu.
Makar roula sa tête sur l’oreiller, de droite à gauche :
— Vous parlez comme un prêtre. Je n’aime pas les piètres. On va m’opérer demain, n’est-ce pas ?
— Oui.
— On me coupera la jambe ?
— Mais non. Je ne pense pas.
— Je ne veux plus vous ennuyer. Vous êtes fatiguée. Je vais essayer de dormir.
Une voix faible appela au fond de la pièce :
— Sœur Nina !
Nina se dirigea vers le dernier lit de la rangée, où reposait un cosaque à la figure éclaboussée de son et à la barbe blonde.
— Excusez, murmura l’homme. J’ai besoin…
— Je vais chercher le bassin, dit Nina.
Il battit des paupières, et sa bouche se plissa dans une grimace honteuse :
— Ce n’est pas ça. J’ai besoin d’un prêtre. Je vais mourir.
— Quelle idée !
— Si, si…
— Je n’irai pas vous chercher de prêtre, dit Nina avec une gaieté grondeuse.
Le cosaque parut désappointé, puis un sourire incrédule écarta ses lèvres :
— Vous croyez
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