Le Sac et la cendre
cherchait les derniers ennemis. De temps en temps, un éclatement de grenade sonnait dans la profondeur d’un abri, et des plaintes humaines prolongeaient ce gueulement de fer. Soudain, à une trentaine de mètres en retrait, une mitrailleuse cracha par intermittences. Elle prenait en enfilade une fraction de la tranchée. Devant Nicolas, un lieutenant agita son sabre et vociféra :
— La mitrailleuse ! En avant, les gars ! Faut l’encercler !
Puis, il s’agenouilla, se pencha en arrière par saccades, comme pour exécuter un mouvement de gymnastique. Nicolas s’arrêta pour l’aider à se relever. L’autre fit non, de la tête.
— Mais si, mais si, dit Nicolas. Il faut…
Un coup de fouet le cingla sur les hanches, puis un autre. Il se redressa, stupéfait, prêt à crier des injures. Une grande indignation faisait trembler ses mâchoires.
— Couchez-vous, glapit quelqu’un.
Un brouillard opaque passa devant les yeux de Nicolas. Il tomba lourdement sur le corps de l’officier. Sa bouche heurta une joue râpeuse. Il eut mal aux lèvres. Il gémit. Ensuite, il lui sembla qu’il s’endormait dans un lit chaud.
Au petit jour, il se confirma que l’assaut des grenadiers avait pleinement réussi. Les Russes avaient progressé de quatre verstes au-delà de la Bzoura. Une contre-attaque avait été repoussée. On parlait de cinq cents prisonniers, parmi lesquels une dizaine d’officiers supérieurs. Mais l’artillerie allemande continuait de pilonner les tranchées. Massés dans le boyau, les hussards écoutaient passer au-dessus de leurs têtes les fameuses « valises », destinées aux troupes de réserve, dans le village de Sliadoff. Lorsqu’elles éclataient, la terre violentée lâchait un gémissement profond. Michel, harassé par une nuit d’insomnie, s’était allongé sur un lit de planches, dans son abri. Pourtant, il ne pouvait pas dormir. Constamment, il pensait aux grenadiers de Géorgie et tentait d’imaginer leur combat. Il aurait voulu voir des blessés, les interroger. Mais on ne les évacuait pas encore et il était peu probable qu’ils fussent dirigés sur le secteur tenu par les hussards. Peu avant midi, Akim se montra au seuil de l’abri et cria d’une voix joyeuse :
— Ce soir, à onze heures, on nous relève.
— Tant mieux, dit Michel.
Et il tourna sa figure vers le mur de terre. Une fièvre étrange l’agitait. Sans doute avait-il pris froid, cette nuit. Maintenant, avec une exaltation maladive, il appelait à lui le visage de ses amis, de ses parents. Où étaient-ils, les plus aimés, comme ceux dont il se souciait à peine ? Nicolas s’était engagé dans l’armée, mais on ignorait son affectation. Mayoroff était mobilisé comme médecin. Stopper, Khoudenko, servaient dans les dragons ou dans l’artillerie, il ne le savait plus au juste. Nina était infirmière. Au souvenir de Nina, Michel éprouva une tristesse très douce. Elle l’avait aimé. Elle l’aimait encore, peut-être. Et il l’avait repoussée pour rester fidèle à une femme indigne. Trop tard. La seule joie à laquelle il pût prétendre était ce repos au fond d’un abri, tandis que les obus martelaient la surface des plaines. Dehors, quelqu’un chantait :
Marche ! En avant !
La trompette vous appelle,
Hussards noirs !
Michel se leva, s’accouda au chambranle qui encadrait l’orifice de l’abri. Le ciel était gris et vide au-dessus du parapet cabossé. Un téléphoniste parlait dans un cercle de hussards aux faces bleuies de barbe :
— Ils sont rentrés comme dans du beurre. Les Allemands n’en sont pas encore revenus. Paraît qu’il va y avoir une pluie de Saint-Georges et de Sainte-Anne pour les Géorgiens.
Une déflagration abrupte l’interrompit. Toute la tranchée sursauta, comme dérangée par un coup d’épaules. Lorsque les nuées se dissipèrent, le téléphoniste était assis par terre. Un filet de sang coulait de sa tempe. Il grommelait :
— Ah ! c’est malin ! c’est malin !
Puis, il pencha la tête sur la poitrine, comme en proie à une réflexion importante.
Nicolas reprit connaissance dans une voiture de la Croix-Rouge bondée de blessés gémissants. À travers les bâches mal nouées fluaient les rayons d’un crépuscule morne. On distinguait, dans la pénombre, un amas de corps horizontaux, de
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