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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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pour chaque homme ! C’est une affaire !
    Il riait comme un gamin qui a berné son monde. Ses yeux étaient brillants de fièvre. Malinoff remarqua qu’il portait un pansement à la main.
    — Veuillez me suivre, monsieur Malinoff, dit le directeur.
    Entre les parois du wagon où pénétra Malinoff, régnait une vapeur épaisse, suffocante. Des silhouettes d’hommes nus, aux corps blancs et aux faces rouges, se démenaient dans cette atmosphère opaque. Une odeur vigoureuse de sueur mâle, de savon et de bois mouillé piquait la gorge. La chaleur était telle que Malinoff dut dégrafer son col. À mesure que ses yeux s’habituaient à cette brume foisonnante, il distinguait un à un les détails de l’installation. Les tuyaux nickelés traversaient les nuages comme des flèches, les clefs luisantes des robinets sortaient d’une buée de naufrage, des pieds noirs s’écrasaient sur le caillebotis. Quelques soldats tenaient un baquet en bois de la main gauche, et s’aspergeaient de la main droite. D’autres se lavaient le ventre avec un torchon de tulle. D’autres encore se fouettaient les hanches avec des balais de bouleau. Des gueules hilares, ruisselantes, surgissaient à travers des draperies de brouillard rose. Un postérieur monumental se dandinait à quelques pas de Malinoff.
    — Ah ! Ils sont heureux ! dit le directeur. On aura beaucoup de mal à les faire sortir.
    Malinoff transpirait abondamment. Toute sa figure était devenue spongieuse. De l’eau lui coulait dans le cou. À ses oreilles, retentissaient des rires énormes, des gloussements, des bribes de chansons obscènes.
    — Il faudra que j’édulcore tout cela pour mon article, pensa Malinoff.
    — Ça fait du bien de suer ! cria quelqu’un. Ça change l’âme.
    — Frotte-moi le dos, et je te caresserai le menton pour la peine !
    — Eh ! les gars ! vous avez vu, Mitka a quatre orteils au lieu de cinq.
    — Ça ne m’empêche pas de botter le cul à ceux qui m’embêtent.
    — C’est toi qui sens mauvais comme ça, Sidoroff ?
    — Non, c’est la locomotive.
    Malinoff, étouffé, assourdi, fit deux pas en arrière.
    — Eh bien, cela suffit, dit-il. Je les ai vus. Ils sont pleins d’entrain, ces gaillards !
    — Voulez-vous visiter les douches ? demanda le directeur.
    Après la visite aux douches et à la buanderie, Malinoff retrouva son chauffeur qui s’impatientait. Dans l’auto qui le ramenait vers Bauské, il prit encore quelques notes et composa même le plan de son article. Il était particulièrement satisfait de sa journée. Le lendemain, 2 mai, il se rendrait à Chavli, où devaient se concentrer, selon ses informations, les troupes russes de la 5 e  division de cavalerie, qui se retiraient devant l’ennemi. Les hussards d’Alexandra appartenant à cette 5 e  division, Malinoff se disait qu’il pourrait ainsi, avec un peu de chance, rencontrer le mari et le frère de Tania. Eugénie Smirnoff étant la meilleure amie de Tania, un pareil service ne serait pas perdu. Confortablement installé sur sa banquette, Malinoff pensait à Eugénie avec une extrême tendresse. Après de nombreuses ruptures, sa liaison avec la jeune femme s’était enfin établie dans la sérénité. Elle était sotte, peu cultivée et jalouse. Mais Malinoff appréciait l’admiration qu’elle nourrissait à son égard. De plus, elle était toujours libre lorsqu’il désirait la voir. Et elle le laissait travailler en paix lorsqu’il était possédé par le besoin d’écrire. Que pouvait-il souhaiter de mieux ? Avec bienveillance, il évoqua les larmes, les recommandations d’Eugénie Smirnoff à la gare. Puis, il songea au plaisir qu’il goûterait bientôt à la retrouver, toute tiède et consentante.
    — Le temps se gâte, dit le chauffeur. Les gars qui sont allés aux étuves seront tout crottés en rentrant au cantonnement. À quoi ça sert, je vous le demande ?
    Mais Malinoff ne répondit pas. Il n’avait pas envie de penser à la guerre.
    Une pluie fine brouilla le paysage. L’herbe frémit au bord de la route. Malinoff ferma les paupières et s’assoupit, bercé par le ronronnement du moteur.
     
    Le lendemain, à Chavli, Malinoff apprit que les hussards d’Alexandra se trouvaient encore de l’autre côté des marais de Tiroul, dont la traversée se révélait difficile. Cependant, le

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