Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
Vom Netzwerk:
l’état-major d’armée à l’état-major de corps d’armée ou de division, Malinoff sentait que les hommes envahissaient le cadre impeccable tracé par le généralissime, inséraient leurs visages, leurs manies, leurs faiblesses, leurs peurs, leurs héroïsmes entre  le s chiffres, avalaient, digéraient les chiffres, et compromettaient tout, simplement parce qu’ils refusaient d’être des chiffres. Cette espèce de désagrégation de la consigne  originelle durant son incarnation dans la masse vivante   posait un problème passionnant. Par principe et par tempérament, Malinoff était contre les généraux, contre les  plans d’état-major, contre la stratégie sur le papier, et pour les exécutants modestes qui se faisaient tuer sans comprendre. Toutefois, depuis qu’il avait fréquenté des généraux, il reconnaissait que ces messieurs étaient pour la plupart instruits, affables, et ce correctif le gênait considérablement. Il ne savait plus condamner les chefs sans distinction, ni glorifier sans distinction les soldats. Pour les uns comme pour les autres, l’afflux des circonstances atténuantes troublait son jugement. Il aurait voulu pouvoir, comme Tolstoï, décréter que les vues admirables des capitaines étaient toujours contredites par les événements et que l’issue des plus grandes batailles dépendait de l’initiative personnelle d’un artilleur qui n’avait pas reçu l’ordre de cesser le feu ou d’une estafette qui s’était trompée de destination. Mais, à l’usage, cette opinion forte et primaire lui paraissait inacceptable. Or, il fallait, à tout prix, qu’il se fît une idée personnelle sur la question, une idée qui surprît les lecteurs, par sa hardiesse, par sa nouveauté. À Moscou, on attendait avec impatience ses premières visions de la guerre. Il n’avait envoyé encore à la rédaction du journal qu’un compte rendu très bref de sa visite au grand-duc Nicolas. Il se réservait. Il espérait écrire des pages immortelles. Il méditait d’étonner le monde.
    Le chauffeur fit une embardée pour éviter un caisson d’artillerie enlisé au bord de la route, et Malinoff sursauta, comme s’il eût échappé à un danger mortel. « Le bougre, songea-t-il gaiement, il ne sait pas qu’il transporte l’un des plus grands écrivains russes contemporains. » Cette pensée le ragaillardit. Il tira son carnet de notes et y inscrivit, à tout hasard : « Le caisson enlisé au bord de la route. Réflexion du chauffeur. » Le chauffeur n’avait rien dit. Mais Malinoff trouverait bien quelque chose à lui faire dire dans son article. Quelque chose de très russe, de très populaire… D’un doigt déférent, il feuilleta les pages du calepin, hachées d’une petite écriture rapide. Depuis son départ de la Stavka, il n’avait pas perdu son temps. Les détails piquants, les expressions savoureuses, les maximes philosophiques, moissonnées au hasard de ses déplacements étaient consignés là en quelques mots décisifs. « Ce carnet vaut son pesant d’or », murmura-t-il. Une bouffée d’orgueil lui chauffa le visage, et il glissa le calepin dans sa poche. Ensuite, il voulut réfléchir au texte de son prochain papier. À la Stavka, le général Daniloff, maître de camp, et le lieutenant-général Kondzérovsky, chef de l’organisation administrative, l’avaient fermement incité à débuter dans ses récits de guerre par une vue d’ensemble sur la situation. Depuis, grâce aux laissez-passer et aux lettres de recommandation dont il avait eu soin de se munir tant à Moscou qu’à Pétrograd et au Grand Quartier général, Malinoff avait visité les états-majors du front des Carpates, de Galicie, de Pologne orientale. Il avait pris le thé avec le général Radko, Dmitrieff, s’était entretenu dix minutes avec le général Ivanoff, avait accompagné le général Dragomiroff jusqu’à des positions avancées. De ces démarches et de ces conversations, il aurait dû rapporter une connaissance détaillée des événements militaires. Mais on parlait de plus en plus d’une offensive austro-allemande entre la Vistule et les Beskides. Le moment était donc mal choisi pour brosser une fresque de l’armée nationale établie sur ses positions. Qu’un article optimiste parût en pleine retraite des troupes russes, et Malinoff serait couvert de

Weitere Kostenlose Bücher