Le Sac et la cendre
de seconde. Vous le trouverez par là, du côté du fourgon.
Et il disparut dans la foule. Akim aussi avait disparu. Malinoff était seul au centre d’un remue-ménage d’hommes et de chevaux. Des explosions violentes soulevaient des geysers de poussière, à droite, à gauche. Des voix rauques vociféraient :
— Rassemblement ! Colonne par trois !
— Où est le colonel ?
— D’où que tu viens, toi ?
— Est-ce que je sais ? De par là !
— Appuyez sur la droite, sur la droite, bon sang !
Éperdu, les jambes tremblantes, le cœur malade, Malinoff se fraya un chemin, parmi des épaules et des ventres hostiles, jusqu’au fourgon dont lui avait parlé le lieutenant moustachu. Assis à croupetons dans la boue, il chercha le carnet. Ses mains palpaient la vase, retournaient des pierres, écartaient d’étranges ordures. Près de lui, des pieds se levaient, s’abaissaient, martelaient la terre molle. Une forêt de bottes l’enfermait de toutes parts. Il était pris dedans. Il suffoquait. Un soldat le repoussa avec sa crosse pour s’ouvrir un passage, et Malinoff tomba à genoux dans la gadoue. Les larmes lui jaillirent des yeux. Il s’accrocha au ceinturon d’un gros homme barbu et cria :
— Vous n’avez pas vu mon carnet ?
— Quoi ?
— Oui, un petit carnet à couverture bleue.
L’homme haussa les épaules et poursuivit sa route.
— Un petit carnet à couverture bleue ! hurla Malinoff. Tout était inscrit dedans. Pardon, monsieur l’officier, vous n’avez pas remarqué ?…
Personne ne répondait. Une armée de sourds coulait autour de lui. Et il était là, en perdition, avec ses mains faibles, son désespoir, sa prière inutile. Un sentiment d’injustice et d’impuissance écrasait son cœur. Il n’entendait plus le vacarme des déflagrations qui crevaient la terre. Il ne voyait plus les éclairs blanc et jaune qui jaillissaient jusqu’au ciel. Avec une obstination puérile, il psalmodiait :
— Ce n’est pas possible ! Il doit être quelque part ! Tout était inscrit dedans !
Soudain, il reconnut son chauffeur qui se penchait sut lui avec une face décentrée par la peur et la colère.
— Qu’est-ce qui vous prend ? gueula le chauffeur. Je vous cherche partout. Il faut partir. J’ai dû charger deux blessés dans la voiture, sans ça ils m’auraient mis en pièces.
— Je ne peux pas partir, dit Malinoff. Il faut que je retrouve le carnet.
— Vous en achèterez un autre. Allez, ouste !
Il prit Malinoff par le bras, le traîna vers l’auto à travers un désordre de mufles hagards. Dans un miroitement de flammes et de boue, la voiture démarra en pétaradant chichement. Un officier à cheval aboyait :
— Qu’est-ce que cela signifie ? Prenez la file !
Sur le siège arrière, reposaient, côte à côte, deux inconnus aux visages de cire. Malinoff, assis à côté du chauffeur, claquait des dents.
— Ah ! on s’en souviendra ! grommelait le chauffeur.
Malinoff avait baissé la tête. Son menton touchait sa poitrine. Durant tout le trajet, il ne prononça pas un mot.
XI
Sur toute l’étendue du front, l’offensive austro-allemande obligeait les troupes russes à une retraite coûteuse Malgré le laconisme des communiqués officiels, nul n’ignorait que l’état-major était alarmé et ne savait plus à quel repli de terrain accrocher une ligne de résistance. Refoulée hors des Carpates, l’armée du groupe Sud-Ouest tentait de s’établir sur la rivière San, mais devait reculer encore devant une nouvelle pression de l’adversaire. La pauvreté du réseau ferré rendait difficile la moindre manœuvre de renforcement ou de contre-attaque. Les munitions manquaient. Les soldats étaient mal nourris, mal vêtus, privés d’armes. Le 3 juin, la ville de Przemysl, dont la conquête avait déchaîné un tel enthousiasme à l’arrière, était reprise par l’ennemi. Le 22 juin, c’était la ville de Lvow, symbole de la libération des Slaves autrichiens, qui tombait aux mains de l’envahisseur. Des émeutes éclataient à Kiev, à Odessa, à Kharkov. Pour apaiser le mécontentement populaire, le tsar révoquait le ministre de la guerre Soukhomlinoff et le remplaçait par le général Polivanoff. Mais cette manœuvre administrative ne changeait rien au cours des événements. Les blessés qui
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