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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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chauffeur refusait de continuer la route au-delà de Chavli. Il fallut que Malinoff le gratifiât d’un pourboire substantiel pour qu’il acceptât de rouler plus avant.
    — C’est pas que j’aie peur, disait-il, mais, si j’abîme la voiture, je me ferai sonner par le général.
    — Mes papiers sont en règle, répondit Malinoff. Le général m’a autorisé à m’avancer jusqu’aux premières lignes.
    — Moi, il ne m’a pas autorisé, grogna le chauffeur. Alors ?
    Malinoff doubla le pourboire.
    En approchant des marais de Tiroul, il entendit les détonations des pièces d’artillerie et regretta d’avoir poussé si loin son souci de documentation. Un moment, même, il songea à rebrousser chemin. Mais il n’osait pas se dédire, à cause du chauffeur qui le tenait sans doute pour un homme courageux.
    — Ça cogne fort, par là, dit-il d’un ton faussement amusé.
    — Vous pensez ! dit le chauffeur. Toute la 5 e  division de cavalerie est acculée aux marais. Faut qu’ils les traversent coûte que coûte. Sans ça, les Allemands qui les poursuivent les mettront en lambeaux. Et comment la traverser, cette saleté ? Avec des planches, des poutres ?… j’ai parlé à des gars qui y étaient hier. Paraît que ça fend le cœur.
    La pluie tombait, drue et froide, lorsque l’auto s’arrêta à proximité des marais. En contrebas de la route, s’étalait une immense nappe de liquide, glauque et croûteuse, que l’averse hérissait de bulles. De l’autre côté de l’eau, sous un rideau de hachures d’argent, s’agitait le troupeau sombre des hommes, des chevaux, des canons, des charrettes. Plus loin, derrière une forêt au feuillage rare, tonnait l’artillerie de l’ennemi. Quelques arbres flambaient comme des torches. Malinoff descendit de voiture et s’avança vers les roseaux. Alors, il aperçut, à une grande distance, sur la droite, un pont de fortune, fait de poutres et de vieilles barques. Près du bord, des soldats, dans l’eau jusqu’au ventre, rafistolaient cet ouvrage branlant. Et, sur la passerelle, interminablement, défilaient d’autres soldats, qui menaient leurs montures par la bride. Ces silhouettes noires, giflées par le vent et la pluie, trébuchaient, glissaient, gesticulaient comme des funambules. Un canon, qui s’était engagé à leur suite sur le ponton, s’abîma dans le marécage, soulevant des fontaines de boue verte. Une grappe de nains s’acharnaient autour de la pièce à demi enlisée. On entendait vaguement des cris, des jurons, toute une sourde rumeur de travail et de hâte.
    — Il faut aller là-bas, dit Malinoff en remontant dans l’auto. Ils débarquent au croisement de la route.
    Au débouché du ponton, une mêlée inextricable immobilisa la voiture. Aidées par les premières ombres du crépuscule, des vagues épaisses de cavaliers et de fantassins submergeaient la route. Dans un tohu-bohu d’uniformes sales, de casquettes et de fusils, les officiers passaient et repassaient, les yeux hors du visage, appelant leurs hommes, criant ordres et contrordres, secouant les bras. Des chevaux effrayés se cabraient parmi une cohue de têtes disparates. Un brouillard de voix dansait autour des canons aux roues hautes. Quelques fourgons éventrés laissaient crouler leurs entrailles de balluchons et de paperasses. Deux brancardiers marchaient avec précaution au bord du chemin, et il y avait sur leur civière une forme allongée, d’où pendait une main étonnamment blanche, aux doigts écartés, comme une étoile. Quelqu’un hurlait :
    — Les servants de la 9 e  batterie, à vos pièces !
    — Le 5 e  escadron est-il passé au complet ?
    — Que foutez-vous tout seul ? Où est votre bataillon ?
    — Sais pas, Votre Noblesse.
    — Eh ! Attention, rangez-vous !
    — Au diable les artilleurs, ils encombrent tout le passage !
    Malinoff sauta hors de la voiture et s’approcha d’un maréchal des logis qui allumait une cigarette.
    — Le 2 e  escadron des hussards d’Alexandra ? demanda-t-il.
    L’homme le considéra avec stupeur et esquissa un geste vague :
    — Cherchez par là.
    Malinoff fit quelques pas dans la multitude. Désorienté, froissé de toutes parts, il questionnait des ombres barbues qui lui tournaient le dos sans répondre. Personne ne faisait attention à lui. La pluie coulait sur

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