Le Sac et la cendre
ridicule. Il fallait éviter cela. Ne pas se compromettre. Écrire de façon à pouvoir être lu et compris quels que fussent les termes du communiqué. Peindre de brefs tableaux très vivants, très pittoresques, indépendants, en quelque sorte, des fluctuations de la guerre. Or, qu’est-ce qui demeurait actuel, d’un jour à l’autre, d’un lieu à l’autre ? La misère passive du troupier, les marches éreintantes, la boue des tranchées, les dernières paroles des mourants. « Attention : la censure n’aime pas beaucoup les mourants. Ne pas oublier la censure. » Ce chauffeur, obligeamment prêté par le général Opoukhtine, conduisait Malinoff vers un petit village en Pologne, en arrière des lignes, où s’était arrêté un train composé de wagons-bains à l’usage des soldats au repos. Pourquoi ne pas commencer le reportage par une description de ces héros couverts de crotte, qui se lavent à grande eau et rient de leur peau blanche retrouvée ? Personne n’avait encore parlé des wagons-bains dans les journaux. Il y avait là matière à une évocation saisissante. Quelque chose dans le genre du bain de vapeur des forçats dans Souvenirs de la Maison des Morts , de Dostoïevski. À travers la buée, surgiraient des faces couturées de blessures, des torses glorieux, des barbes noires et liquides. On pourrait les faire bavarder entre eux, ces hommes, leur faire dire, comme au chauffeur, des choses très russes, très populaires… Cette idée exaltait Malinoff au point qu’il décréta :
— Je le tiens, je le tiens, mon article !
Puis il toucha l’épaule du chauffeur :
— Est-ce loin encore ?
— Non, dit l’autre. Mais peut-être que le train a déjà foutu le camp.
— Pourquoi ?
— Dame, on est en pleine retraite.
— Qui te l’a dit ?
— Un téléphoniste. Les téléphonistes savent tout. C’est bien connu.
Malinoff eut un moment d’inquiétude, non point tant à cause de la retraite dont parlait le chauffeur, qu’à cause de son article sur les wagons-bains qui risquait d’être compromis.
— C’est gai, grommela-t-il.
— Oui, c’est gai, dit le chauffeur.
Et il se remit à siffloter sa chanson monotone.
— Que chantes-tu ? demanda Malinoff. Une chanson de ton village ?
— Non, de l’usine, dit le chauffeur avec orgueil. Je ne suis pas un paysan, moi. Toujours, je me suis occupé de mécanique. Mon père, déjà, s’occupait de mécanique.
— Il n’y a pas de honte à être paysan, reprit Malinoff avec un sourire amical.
— Si, gronda le chauffeur. Ce sont des illettrés, des bêtes. Ils se laissent mener. Ils ne comprennent rien.
— Et toi, qu’est-ce que tu comprends ?
Le chauffeur considéra Malinoff avec défiance, cracha par la portière et dit :
— Voilà ce que je comprends.
Visiblement, il ne voulait pas parler devant un étranger. Mais il avait des idées sur tout, sur la conduite de la guerre, sur la forme du gouvernement, sur le développement de l’industrie lourde. « C’est le type du soldat conscient », pensa Malinoff. Et, inexplicablement, il se sentit mal à l’aise.
La voiture longeait une forêt aux feuillages tendres, aux troncs humides. Une odeur de mousse entra par la fenêtre ouverte. Malinoff déplia un peu ses jambes engourdies et songea qu’il avait de la chance de n’être pas soldat. S’il avait été soldat, il aurait méprisé les correspondants de guerre. Pourtant, les hommes de troupe qu’il avait rencontrés au cours de son voyage lui avaient toujours marqué une grande déférence. À cause de son uniforme, peut-être. Avant de quitter Moscou, il s’était commandé un vêtement kaki, d’un tissu moelleux, dont la coupe rappelait celle des tenues d’officiers, mais sans insignes et sans épaulettes. Une casquette plate coiffait son crâne volumineux aux cheveux trop longs. Il portait des bottes et un étui à jumelle en cuir fauve. En fallait-il plus pour qu’un cosaque quelconque le prît pour un membre de l’état major ? Le chauffeur, lui, ne s’y trompait pas.
— Comment se nomme cette région ? demanda Malinoff.
— Sais pas, dit le chauffeur. On m’a ordonné de suivre la route jusqu’à la voie du chemin de fer. Je la suis. Si le train n’est pas là, on retourne. Faut que je sois rentré à Bauské pour six
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