Le salut du corbeau
fois avant de constater qu’il ne s’agissait pas d’un seul et même arbre.
Un petit bruit dans le présent fit sursauter le voyageur, dont les réflexions se mirent automatiquement en sourdine. Lassés de son errance passive, les gamins s’étaient désintéressés de lui et avaient disparu. Ils venaient d’être remplacés par un grand chat rayé qui, tenant avec précaution dans sa gueule un souriceau qui remuait encore faiblement, gambada allègrement devant lui pour s’arrêter devant une porte fermée.
En souvenir derrière les lueurs filtrées de ses paupières closes, il parvint à revoir pour une millième fois la tour aux chats d’Hiscoutine et les cheveux épars de Jehanne sur leur écrin de foin parfumé. Pendant quatre ans, ces images lui avaient donné courage ; elles avaient eu pour lui l’ardeur d’une quête.
Il rouvrit les yeux. Le chat était encore là. Il avait déposé sa proie devant lui et avait entrepris de la taquiner délicatement du bout de sa patte. Le souriceau ne bougeait pas.
« Je devrais me sentir incapable d’aimer. Il me semble que tout serait plus facile, puisqu’il me faut dès à présent me rappeler à ma haine. Sans lui, je ne serais jamais parti. »
Sam se passa la main sur le front pour en apaiser la brûlante activité. Levant les yeux, il nota la présence inattendue d’un clocher qui se dressait comme un guetteur trop audacieux. Il ressemblait à une pointe de flèche ébréchée contre un ciel devenu subitement rouge et or, tel celui d’un conte de l’Orient. L’horizon serti de rubis et de fins nuages en nacre se touchait déjà de saphir.
« Bon Dieu, pas déjà ! »
La tombée de la nuit inspirait la crainte, elle inquiétait toujours. Se retrouver seul en pleine nuit dans une ville inconnue avait de quoi éveiller l’angoisse des plus braves. Pourtant, les nombreux périls de l’obscurité ne représentaient rien pour le jeune homme, car il était en train d’apprendre que ces dangers-là n’étaient pas les pires. Ce qu’il avait envie de faire maintenant, plus encore que la nuit, lui faisait peur.
Le souffle lui manqua : à l’autre bout de la ruelle tortueuse où il se trouvait, une petite patrouille de guet armée surgit brusquement au pas cadencé. Il plongea dans une venelle crasseuse et se tapit contre les colombages d’une habitation pour regarder les gens d’armes s’avancer en bon ordre. Il n’avait aucune envie de se faire confondre avec l’ennemi par quelque bande de pochards ignorants qui risquaient de le prendre pour un Anglais. Un soleil indirect arrivait à se faufiler entre des encorbellements trop rapprochés. Ses rayons saturés de fumées parvenaient non sans peine à toucher la pointe de vouges* et de guisarmes*. Pendant une seconde, ils donnaient aux épieux ferrés l’aspect légèrement cuivré de décorations. La patrouille passa à sa hauteur sans s’arrêter. Haletant, le jeune étranger se descella du mur. Le colombage rugueux essaya de le retenir par l’un des plis amples de son tartan.
« Et si mon entreprise tournait mal ? se dit-il avec appréhension en quittant la venelle qui, même en plein jour, simulait la nuit noire. Et pourtant, non. Rien ne saurait être pire que la vacuité que j’ai connue jusqu’à présent. Je veux que mon cœur soit à nouveau capable de tout, qu’il soit, comme l’a dit un sage, "prairie pour les gazelles et couvent pour les moines". »
Le lendemain matin, il quitta Paris et prit la route seul.
*
Hiscoutine, novembre 1370
Elle se ménagea un creux douillet sous les couvertures. Son nez se mit en quête de la chevelure de son mari. Il ne la trouva pas. Le sommeil s’évapora tout à fait et Jehanne ouvrit les yeux. Un léger bruit derrière le paravent la fit s’asseoir.
Louis s’était savonné avec rage, cherchant à réveiller son corps qu’il trouvait trop insensible.
— Ce n’est pas encore l’aube. Que faites-vous ? demanda-t-elle.
— Je n’ai plus sommeil, dit Louis qui achevait de s’habiller.
Il ajustait le poignet de l’une de ses manches étroites. La nuit trop noire s’amusait à déguiser l’homme en une sorte de spectre dont seuls les mains et le visage pétrifié étaient visibles. Louis surnageait dans un état second où régnait encore l’ambiance phosphorescente de son rêve. Pourquoi ne pouvait-il jamais se pelotonner seul dans son lit afin d’y bercer sa douleur ?
— Est-ce moi qui vous ai dérangé ?
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