Le sang de grâce
grand
bazar, de ses affaires, de ses échanges et de ses arrangements. Des voix
s’apostrophaient, marchandaient, s’insultaient sans hargne spécifique. Les
blatèrements hargneux et l’odeur lourde et écœurante des « éléphants des
montagnes [116] » – dont on affirmait qu’elle était à l’origine de la
débandade de l’armée lydienne [117] – montaient jusqu’à eux, escortés par l’approximatif bavardage
des perrots [118] que des montreurs faisaient répéter afin de les vendre à meilleur
prix. La cannelle et la muscade se mêlaient aux relents de bouse et
d’excréments humains, aux effluves de musc et d’iris, à l’odeur métallique du
sang des moutons égorgés pendus aux crochets des étals, noircis de mouches,
pour produire une signature olfactive à nulle autre identique : celle du
ventre de Constantinople. La femme louée dont il ignorait le prénom avait
balbutié :
— Souviens-toi…
Souviens-toi ! Je t’ai donné ma parole. Exige-la, si nous nous croisons à
nouveau, je t’en prie. Pour moi… Une conversation, un sorbet d’amandes, une
pâte de miel à la rose, un gobelet de thé, peu importe ce que tu souhaiteras
m’offrir ce jour-là.
Il avait à nouveau baisé ses mains
en murmurant contre sa peau fine :
— Madame, n’oubliez jamais que
c’est vous qui me fîtes une grâce. Vous êtes le parfait rayon de soleil qui
éclaira la route d’un voyageur exténué. Dieu veille sur vous. Et si nous nous
voyons encore… je n’hésiterai pas à vous remettre en tête votre parole donnée,
au risque de passer à vos yeux pour un insupportable goujat. Vous aurez bien du
mal à vous défaire de mon empressement, je vous l’assure.
Il mentait, certain de ne la revoir
jamais. Pourtant, l’avenir devait dire que ce mensonge était l’un des rares
dont il fut fier.
Adeline pénétra dans la grande salle
commune, serrant entre ses bras un cruchon de vin d’épices et un pain monté [119] de crème, d’oeufs et de miel qu’elle déposa avec vivacité avant de
disparaître dans un murmure confus.
— C’est que… madame… je suis
pris d’un effarouchement de donzelle et que…
— J’attends, vous dis-je.
— Trois mots, c’est ce que vous
souhaitez ? se reprit-il.
— Ce que j’exige. En l’heure,
je ne suis plus votre vassale, monsieur, mais une dame. Me revient donc, par
us, le privilège d’ordonner, même de vous, asséna-t-elle le dos toujours tourné
vers lui.
— Bien. Je respecte et accepte
votre position du moment. Trois mots ! Morbleu ! jura-t-il avant de
se reprendre. Votre pardon, je me laisse parfois aller à des écarts de langage
pénibles aux oreilles de la douce gent… L’habitude des fermiers et des soldats.
Trois mots… Vous y allez comme s’il s’agissait d’une affaire à rondement
conclure sur un tope-là et un crachat de main ! Si c’était aussi simple…
Elle ne broncha pas, ne commenta
pas, immobile telle une statue.
— Mais aidez-moi, à la fin,
tenta-t-il de transiger.
En vain.
Artus d’Authon tentait de juguler
depuis quelques secondes le fou rire de bonheur qu’il sentait monter dans sa
gorge, lui qui n’avait pas ri depuis des lustres. Certes, la situation était
épouvantablement agaçante, déséquilibrante au possible, toutefois, Dieu qu’il
était heureux ! Cette femme était intelligente, belle et aimante comme un
ange et néanmoins ferme et obstinée comme une mule. Un troupeau de mules. Il
l’aimait déraisonnablement et elle le faisait tourner en bourrique alors même
qu’il ne s’était pas encore dévoilé sans espoir de retour. La vie lui revenait
en marée violente et le laissait stupéfait et comblé. Plus exactement, elle lui
venait tout court puisqu’il ne se souvenait pas qu’elle ait jamais daigné le
visiter avant Agnès.
Bien. Il ne s’agissait pas de
frapper un ennemi de taille ou d’estoc [120] , mais de convaincre une dame chérie et trop désirée de l’ampleur et de
l’absolue permanence de ses sentiments. Certes, un duel à trois contre un eut
été plus aisé, du moins pour une fine lame comme lui. Malheureusement, les
femmes sont le plus souvent maîtresses du choix des armes amoureuses. Il est
vrai qu’elles sont rompues à leur maniement et en connaissent toutes les
finesses, l’amour – quel qu’il soit – étant la grande affaire de leur
vie. Et Artus souhaitait du fond de l’âme qu’il en soit toujours ainsi.
Paniqué, fasciné, aux
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