Le secret de la femme en bleu
maladies qui avaient décimé les troupeaux, notamment le rouget qui avait fait périr quantité de porcs. Cela expliquait, au moins en partie, que la cour eût décidé de tenir à Thionville cette assemblée générale des grands souhaitée par le souverain.
Loin d’en être flattées, les populations craignaient que l’afflux de ces importants personnages, tant laïques qu’ecclésiastiques, qui ne se privaient guère, et de leurs domestiques, tout aussi voraces qu’eux, ne finisse par se traduire, pour elles, par une pénurie, voire une disette.
— Les deniers que nous recevrions peut-être en paiement… oui, peut-être… mais à quoi servent-ils, seigneur, quand il n’y a plus rien à acheter, dit le maître forestier, montrant par cette déclaration hardie qu’il faisait toute confiance à l’abbé saxon.
A la fin du souper, après que celui-ci eut récité une prière et bénit Hauer, sa femme et ses enfants, la maîtresse de maison mena ses hôtes jusqu’au grand lit sur lequel dormait ordinairement toute la famille, sous la protection d’une fiole d’eau bénite suspendue à une poutre et destinée à chasser les démons. Elle insista pour qu’ils y passent la nuit. Le Saxon n’accepta pas. Observant qu’elle était très affligée par son refus réitéré, il expliqua que les anges qui avaient l’habitude de veiller sur le sommeil de ceux dont ils avaient reçu la garde seraient dépités par une substitution. Elle finit par se résigner. Les visiteurs, en étalant des peaux d’ours sur la paille de la grange, purent préparer des couches agréables.
— Voici qui est plus douillet que les maigres matelas du monastère, constata le frère Antoine en s’étendant avec un soupir d’aise, n’est-ce pas, seigneur…
L’abbé Erwin dormait déjà.
Le lendemain à l’aube, après s’être lavés dans l’eau glaciale du ruisseau et avoir mangé un déjeuner roboratif, le Saxon et le frère Antoine prirent la route pour rentrer à Gorze, Timothée, Doremus et Sauvat, à l’opposé, pour regagner Yutz et Thionville.
Lithaire avait retrouvé avec amusement la vêture qui était la sienne quelques années auparavant, à Lyon, quand elle participait, avec son père et son frère, à des acrobaties : des sortes de braies serrées à la cheville et qui étaient destinées à préserver sa pudeur lorsqu’ils présentaient certains tours, une tunique ajustée avec une ceinture de cuir, et, par-dessus, une veste sans manches aux couleurs vives, traditionnelle pour les saltimbanques, une coiffe retenant toute sa chevelure arrangée en torsades et chignon, des bottines souples et légères sans talon.
La mère supérieure n’avait pas vu sans surprise partir de son prieuré ainsi accoutrée cette jeune femme qui y était arrivée vêtue comme une dame de la cour et qui lui avait présenté les recommandations les plus flatteuses et les plus pressantes. Elle fut encore plus étonnée quand elle vit qu’elle était attendue devant le portail par un colporteur levantin qui s’adressa à elle avec familiarité… Décidément, la préparation du plaid général faisait débarquer à Yutz de bien curieuses gens.
Lithaire avait attendu le retour à Yutz de Timothée pour entreprendre, dans la résidence de Thionville, les recherches que lui avait suggérées la présence de Hunault, faisant fonction sur place de sénéchal. Encore fallait-il qu’elle puisse y pénétrer. Le Grec l’accompagna jusqu’au bac, puis, après qu’ils eurent traversé ensemble la Moselle, jusqu’à la porte du nord. Là, Doremus, qui les attendait, usa de son autorité pour faire entrer la saltimbanque. Il affirma qu’elle était requise afin de préparer les spectacles : jongleries, exercices de force et autres tours qui devaient distraire le souverain et les grands lors de leur prochain séjour. Les vigiles qui étaient au poste de garde furent certes un peu troublés par une telle démarche. Cependant un assistant de missus dominicus devait bien savoir ce qu’il faisait et, de toute façon, il n’y avait qu’à obéir. Doremus accompagna la jeune femme jusqu’à proximité du palais de manière que Sauvat, prévenu, puisse, de loin et discrètement, veiller sur elle.
Lithaire évita toute attitude qui aurait exprimé des hésitations, de la prudence, de la crainte. Les saltimbanques, notamment les femmes, faisaient généralement preuve de hardiesse et même d’effronterie. Elle risquait pourtant
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