Le secret de la femme en bleu
mais de telle façon qu’il était presque impossible de ne pas l’apercevoir. Si les forestiers ne l’ont pas trouvé, c’est que la vue de ces horribles dépouilles les avait profondément troublés, et peut-être aussi parce que ces hommes, si attentifs aux moindres signes de la nature, ne le sont guère à des choses comme celle-ci… Du moins on peut le penser…
Il déroula le document et lut lentement : « Omnia per martis diei noctem ad provisam horam deciso modo parata ( 22 ). »
Doremus et le frère Antoine firent une grimace.
— Quel horrible latin ! s’écria ce dernier.
Erwin se tourna vers l’ancien rebelle.
— La tuerie de Thionville a bien été perpétrée une nuit de mardi à mercredi ? demanda-t-il.
— Oui, seigneur, selon les témoignages vers le milieu de cette nuit, le 26 de mars.
— Ce parchemin… ces deux cavaliers… étrange en vérité, très étrange, murmura le Saxon.
Un long silence suivit cette remarque. Doremus, à son tour, exprima sa perplexité comme il le faisait souvent en caressant son crâne chauve, geste dont le Saxon connaissait la signification.
— Un problème ? s’enquit à nouveau ce dernier.
— Pour tout dire, un peu le même que celui qu’avait posé notre Goupil…
Il marqua une hésitation.
— Le massacre ici… pas moins de cinq victimes… après ces assassinats qui ont ensanglanté le palais impérial… maintenant ce document et quel document !… Le message qui t’est parvenu dans la nuit… Veuille me pardonner, seigneur, mais rien de cela ne me permet de comprendre que tu te sois trouvé ici, ce jour, à none ( 23 ), au moment où nous y sommes arrivés, et comment tu as pu…
— Dis-moi, coupa Erwin : ces deux cavaliers que vous avez… disons « pourchassés », et dont la piste vous a menés à cette clairière… y ont-ils mis de la bonne volonté ?
— On ne peut douter qu’ils voulaient nous conduire ici.
— Eh bien, voilà ! conclut le Saxon d’un ton sec.
Le frère Antoine lança un coup d’œil à Doremus : dans de pareils cas il était inutile d’insister.
Après avoir effectué sous la conduite de l’abbé Erwin de nouvelles recherches dans les clairières, les halliers et les futaies alentour, ainsi que dans la mai-son forestière elle-même, sans d’ailleurs faire la moindre découverte, la petite troupe prit, à cheval, le chemin qui descendait directement à Valleroy où elle parvint peu avant le crépuscule. Il était trop tard pour que les uns regagnent l’abbaye de Gorze, les autres Yutz et Thionville. Le maître bûcheron Hauer habitait près du bourg. Il indiqua qu’il n’existait à Valleroy qu’une seule auberge, mal tenue et de piètre réputation. Tout en précisant que sa demeure était modeste, il s’enhardit jusqu’à offrir l’hospitalité au Saxon et à ses aides qui l’acceptèrent. Il les conduisit jusqu’à une chaumière, assez vaste malgré ses dires, de bel aspect et fleurie, construite sur un terrain en pente, mi-prairie, mi-champs cultivés, qui bordait le Rawé, ruisseau d’eau vive qui devait être très poissonneux.
Ils y furent accueillis par une femme pétrifiée de respect qui tenait à distance ses enfants, deux jeunes garçons et deux filles plus âgées, tandis que deux servantes s’affairaient près de l’âtre avec des regards furtifs sur les arrivants. La maîtresse de maison désigna à l’abbé un siège situé près d’une grande table, l’invitant à s’asseoir. Erwin, d’un geste, demanda à ses compagnons de prendre place à ses côtés. La femme leur fit apporter immédiatement par son aînée de la cervoise et des gobelets, des galettes de froment au cumin et des petites saucisses, pour les faire patienter jusqu’au souper : une potée qui mijotait encore dans un chaudron accroché au-dessus du feu. Elle l’avait préparée avec soin, à toutes fins utiles, sachant que son époux devait rencontrer de hauts personnages : dans un bouillon gras, au-dessus de bardes et de tranches de lard maigre cuisaient des jarrets de porc et deux poules farcies, accompagnés d’oignons, de fèves, de carottes et de pois chiches, le tout aromatisé avec de la ciboulette sauvage, du persil, des graines de moutarde et du céleri. Un repas de fête.
Tout en buvant à petites gorgées un gobelet de cervoise, Erwin, pensif, regarda successivement Timothée et Doremus.
— En somme, la singulière chevauchée de ces deux Aquitains, ou supposés tels, dit-il en latin,
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