Le secret de la femme en bleu
d’accès à ces lieux sordides, afin qu’il puisse donner l’alerte pour le cas où ils tarderaient à revenir, Timothée et Doremus entreprirent leur exploration. A peine avaient-ils fait une centaine de pas qu’ils virent venir à eux un homme curieusement accoutré : il portait une tunique faite de pièces de diverses dimensions et couleurs et des braies dont chaque jambe était ornée différemment. A sa ceinture de cuir ouvragé était passé un lacet d’étranglement et il tenait à la main un gourdin noueux. Son chapeau à la coiffe très haute, vert et rouge, était surmonté d’une grande plume blanche. Un petit singe, perché sur son épaule droite, adressa aux nouveaux venus des grimaces, en montrant les dents de façon menaçante.
— Paix, Niouchka, lança l’homme à la guenon qui se calma immédiatement.
Puis s’adressant à Doremus et à Timothée qu’il avait salués très bas, il expliqua avec un sourire rusé :
— Pardonnez-lui, mais elle n’aime pas les étrangers. Je me nomme Matis le Sage, dit aussi « l’Oiseleur ». Je vous attendais… pour vous guider. On se perd facilement là-dedans. Et puis il y a toujours, par-ci par-là, des fripouilles qui rôdent. Avec moi, vous ne risquerez rien.
Portant à ses lèvres le pouce et l’index repliés de sa main gauche, il émit un puissant sifflement. Trois êtres, pas moins étranges que lui, apparurent, comme par magie. Il éclata de rire.
— Vous voyez : voici de quoi nous protéger ! affirma-t-il.
Il s’était exprimé en excellent francique. Selon toute apparence, il n’avait pas toujours été un gueux. Le Grec et l’ancien rebelle se regardèrent. Protection ou bien péril ?
— Bah, quand le vin est tiré, il faut le boire, murmura Doremus en latin.
— Exactement ! approuva l’Oiseleur. D’ailleurs, qui se risquerait à s’en prendre à des assistants des missi dominici, au risque de voir notre Wanzenstat rasée et ses pitoyables habitants pendus ou égorgés ? C’est que nous y avons nos habitudes et que, aussi pitoyable qu’elle soit, nous tenons à notre vie ici-bas. Le Maître de toutes choses nous entende !
Il regarda autour de lui.
— Maintenant, entreprendrons-nous vos recherches ? Je suis à vos ordres… à moins que…
— Va ! Montre-nous le chemin ! coupa Timothée.
Dès qu’ils se furent avancés dans une des ruelles, une nuée de mendiants, qui clopinaient, appuyés sur des béquilles, devancés par les plus alertes, afflua vers eux, exhibant plaies et ulcères, moignons et malformations, piaulant et hurlant, crachant ou menaçant de jeter sur les intrus des poux qu’ils retiraient de leurs tignasses s’ils ne leur donnaient pas la pièce qu’ils exigeaient, agitant des bâtons ferrés de façon inquiétante. Un coup de sifflet de l’Oiseleur qui avait assommé de son gourdin le premier qui était à sa portée, et la vague se retira avec la même soudaineté qu’elle avait déferlé.
Regardant l’homme qui gisait, le crâne ouvert devant ses pieds, Matis le Sage déclara calmement :
— Je pense que cette leçon aura suffi. Allons ! Peu après, ils arrivèrent devant une gargote.
— Première halte, annonça l’Oiseleur. Cet établissement porte le nom ambitieux d’« Auberge des Trois Loups gris ». Y rencontrerez-vous ceux que vous cherchez ?
— J’en doute, marmonna le Goupil.
Quand ils y entrèrent, les conversations, altercations et disputes s’arrêtèrent et, dans un grand silence, toutes les têtes se tournèrent vers eux : trognes d’ivrognes, visages aux lèvres minces et aux yeux rusés, faces de brutes, figures cruelles, et, çà et là, des hommes dont le regard semblait exprimer bonté et innocence, peut-être les crapules les plus dangereuses. Les assistants des missi indiquèrent d’un signe de tête à leur mentor que leur gibier ne se trouvait pas parmi ces truands. Après qu’ils furent partis, le silence se prolongea quelques instants.
Les recherches reprirent de taverne en gargote de manière identique, toujours sans résultat. Il fallait que les deux enquêteurs fussent mécontents et déçus. Ils le furent donc et le firent savoir de façon de plus en plus aigre, puis véhémente, à leur guide.
— Je ne sais qui vous chassez… rétorqua ce dernier.
— Tu le sais parfaitement, grommela Timothée.
— … mais ne dit-on pas : à bon chat, bon rat ? Ces rats-là n’ont aucune raison de rester à portée des chats que vous êtes !
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