Le secret d'Eleusis
pas mangé.
— On vous fait confiance, le rassura Gaëlle.
— J’ai également pris une autre liberté, avoua-t-il.
Il sortit quelques feuilles agrafées de la poche de sa veste et les tendit à Knox, non sans y avoir laissé les empreintes de ses doigts poisseux.
— Le texte d’Augustin, annonça-t-il, au cas où vous voudriez le lire ce soir.
— Merci, dit Knox, c’est très gentil à vous.
— Je vous en prie.
Nico regarda du côté des cuisines et son visage s’éclaira.
— Ah ! s’écria-t-il. Quel timing parfait !
Après avoir fait un peu de place sur la table, un serveur et une serveuse déposèrent de splendides plateaux de fruits de mer, des panières de pain chaud et croustillant, et toute une palette de sauces et d’accompagnements. Nico posa le bout des doigts sur le bord de la table pendant quelques instants, comme un prêtre sur le point de dire le bénédicité. Puis il saisit le taramasalata avec une grâce inattendue et en versa un bon tiers dans son assiette. Il ajouta trois grosses crevettes, dont la chair rose noircie luisait de beurre à l’ail. Puis il en prit une entre ses doigts et mordit dans la carapace, les lèvres couvertes de jus.
— Nous les Grecs, nous avons les meilleurs fruits de mer du monde, déclara-t-il fièrement. Vous connaissez notre secret ?
— Non, admit Knox.
— Le sel ! exulta Nico. La Méditerranée est une grande marinade salée qui prépare les poissons pendant toute leur vie à venir garnir nos tables. Et il y a encore des gens qui ne croient pas en Dieu !
— Dommage que nous soyons censés bannir le sel de notre régime alimentaire, plaisanta Knox.
— Parlez pour vous ! Mon état m’offre l’immense privilège de ne plus avoir à me soucier de ce genre de considérations.
— Votre état ? s’inquiéta Gaëlle.
— Excusez-moi, je pensais que vous étiez au courant. Tout le monde l’est. Ce n’est un secret pour personne. Mon cœur est fatigué. J’ai pris trop de stéroïdes dans ma jeunesse. J’étais haltérophile. J’aime à croire que j’étais assez bon. J’avais le physique idéal : plus large que grand. Enfin, pas aussi large que maintenant, bien sûr. C’était un handicap pour le foot, mon autre passion, mais un atout pour l’haltérophilie. Il y a toujours eu des haltères chez moi. C’était une tradition familiale. Je ne savais pas encore lire que je les soulevais déjà ! J’étais une sorte de prodige, si on peut employer ce terme pour une discipline aussi prosaïque. J’ai gagné ma première compétition nationale à l’âge de quinze ans. Mon entraîneur a commencé à penser aux jeux Olympiques. Et je me suis mis à rêver de médailles, de la médaille d’or. J’aurais vendu mon âme pour être le meilleur. Le recours aux stéroïdes était le prix à payer et, à l’époque, cela ne m’a pas semblé démesuré. Maintenant, regardez le résultat ! Et bien sûr, je n’ai même jamais participé aux jeux Olympiques. Mon épaule a lâché !
— Je suis vraiment désolée, murmura Gaëlle.
— Oh ! tout ça est de ma faute ! reconnut Nico en refusant de s’apitoyer sur son sort. J’ai triché. On n’arrête pas de me dire que je n’étais qu’un gosse, trop jeune pour prendre seul ce genre de décision, que c’est sans doute mon... mon entraîneur qui m’a poussé à faire ça. Mais je n’étais pas si jeune que ça ! Je savais très bien que je trichais. Sinon, pourquoi m’aurait-on emmené en douce dans des camps d’entraînement d’Allemagne de l’Est ? Pourquoi m’aurait-on fait jurer le secret ? Je m’en foutais. J’étais même le plus motivé de tous. Je les réclamais, ces stéroïdes. Je me croyais promis à un grand avenir. Et puis, je suis toujours en vie, non ?
Il parlait par à-coups, tout en enfournant des fruits de mer à la chaîne. Il prit une noix de Saint-Jacques avec un croûton de pain généreusement beurré.
— C’est pour mes coéquipiers que je suis le plus triste, poursuivit-il. Ils sont tous partis depuis longtemps : crise cardiaque, à cause de ces foutus stéroïdes. Sauf un. Il n’en pouvait plus d’attendre. Il a avalé des calmants. Il faut dire que c’est terrible d’attendre.
Il sourit et croqua dans une sardine grillée à pleines dents.
— C’est une des raisons pour lesquelles j’organise ces congrès, expliqua-t-il. Ça m’occupe l’esprit. On dit toujours qu’il faut avoir un but et,
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