Le secret d'Eleusis
anciens sujets, qu’ils avaient traités avec une cruauté désinvolte et contre lesquels ils ne pouvaient plus rien. Même leurs trésors sacrés risquaient d’être pillés.
C’était Pijaseme qui avait suggéré une solution pour éviter le pillage : cacher tous les trésors ici, où aucun étranger ne les trouverait jamais. Devant le conseil, il avait déclaré sous serment que c’était le vœu de la déesse, qui l’avait visité dans son sommeil. Les hommes, si avides d’obtenir le pardon divin, avaient immédiatement acquiescé. Les trésors avaient donc été acheminés jusqu’ici les uns après les autres, pendant plusieurs lunes. Pijaseme avait donné aux chefs de tous les détachements un reçu pour ce qu’ils avaient apporté, ainsi qu’un disque en terre cuite couvert de symboles, afin que leurs successeurs puissent retrouver le labyrinthe dans le cas où plus aucun d’entre eux ne serait en vie lorsque l’île renaîtrait de ses cendres.
Comme il s’était réjoui de voir les trésors s’entasser ! Il avait cru que la déesse allait le récompenser. Mais elle n’en avait rien fait. Au contraire, sa colère était devenue encore plus sauvage, plus ciblée. Quand les autres communautés avaient atteint et dépassé le paroxysme de la fureur divine, Pijaseme avait vu la sienne subir d’autres fléaux. La déesse avait emporté ses enfants, et leurs propres enfants et petits-enfants, jusqu’à ce qu’il ne reste plus de sa grande famille que son cher petit-fils Eumolpos et lui-même. Puis il avait fini par trouver au fond de son cœur la véritable raison de son courroux. Il ne l’avait pas vue en rêve. Ce n’était pas pour elle qu’il avait fait venir tous ces trésors ici, mais pour sa propre gloire.
L’exode avait eu lieu au cours de l’été précédent, lorsqu’il avait été clair qu’il n’y aurait de nouveau pas de récoltes. Eumolpos avait pris la tête des opérations. Les quelques survivants avaient rassemblé du bois dans les montagnes et l’avaient traîné jusqu’à la côte pour construire un bateau, à bord duquel ils étaient partis vers le nord en quête d’une nouvelle terre. Leurs ancêtres étaient arrivés ici par la mer, après tout. Il leur avait semblé naturel de s’en aller de la même façon.
Cela avait été un déchirement pour Pijaseme de les voir quitter l’île. Eumolpos devait prendre sa succession au temple en tant que grand prêtre. Mais il n’y avait plus de temple. Poséidon, l’Ébranleur du sol, s’en était assuré personnellement. Ainsi, au moins Eumolpos emporterait-il avec lui ses souvenirs, la connaissance des objets et des rituels sacrés, et la déesse continuerait-elle à être vénérée. Avant de partir, les yeux baissés, il avait demandé à Pijaseme de venir avec lui. Mais le grand prêtre était trop vieux et trop fier. En outre, il avait fait le vœu de veiller sur les trésors jusqu’à sa mort. Et jusqu’à sa mort, il les protégerait.
Malgré le jus de pavot, il éprouva une douleur aiguë lorsqu’il enfonça la lame de son couteau dans la peau tannée de son poignet, avant de la faire remonter le long de son avant-bras. Mais il ne faillit pas, car la déesse le regardait. Il prit le couteau de son autre main et s’entailla le deuxième avant-bras de la même façon. Le sang s’écoula en petites cascades, qui formèrent deux lacs rouges sur la roche poussiéreuse.
Pijaseme avait fait ce qu’il fallait, ce qui devait être.
Sa vie consistait à plaire à la déesse. Et il avait échoué.
Chapitre 1
I
Prison du comté de Broward, Fort Lauderdale, Floride
— Vous avez de la visite, grommela le gardien en ouvrant la lourde porte en acier de la cellule de Mikhaïl Nergadze. Suivez-moi !
Mikhaïl se leva sans se presser. Ici, on n’obtempérait jamais sans rechigner face à un uniforme. C’était une question d’amour-propre. Du reste, il savait déjà qui le demandait : cette psychologue commise par le juge, sarcastique jusque dans son sourire, agressive derrière ses bras croisés. Il connaissait bien ce genre de femme. En effet, c’était bien elle. Elle l’attendait avec une impatience palpable dans le parloir libre, pavé de carrelage blanc. D’allure à la fois stricte et chic, elle portait une veste bleu marine sur une jupe droite. Ses cheveux noirs très courts rivalisaient presque avec la coupe réglementaire des prisonniers. Elle était légèrement parfumée et maquillée. Et
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