Le secret des enfants rouges
Cracovie, mon père s’en va en Amérique. Djina est seule. Je vais la soigner, je ne sais combien de temps durera mon absence, ensuite nous reviendrons, ensemble. J’aurai… j’aurai besoin de toi.
À force de se tortiller, il avait saisi son poignet. Il l’embrassa passionnément.
— Je suis un idiot – comment dis-tu cela en russe ? un dourak ? Tu auras tout ce que tu désires, l’argent pour le voyage et ton séjour à Berlin, pour l’installation de ta mère à Paris, pour le départ de ton père, je ne te demande qu’une chose : reviens-moi.
De nouveau ils s’étreignirent, sans remarquer que la porte s’entrouvrait. Quelqu’un toussa.
— Dommage d’interrompre un élan si langoureux, mais il est temps de rentrer à l’hôtel, annonça une voix grave.
Tasha s’écarta de Victor, les joues empourprées. Les deux hommes se dévisagèrent. Pinkus était identique au bourgeois de la photo, à ceci près qu’il était à présent vêtu d’une casquette, d’un bourgeron et d’un pantalon de velours.
— Alors c’est vous qui avez tourné la tête de ma fille ! Vous avez une fâcheuse propension à vous fourrer dans de mauvais draps, vous attirez la police tel un chien les puces. Aussi est-il préférable que je prenne congé.
— Tasha m’a fait part de votre désir d’embarquer vers les États-Unis. Je serais heureux de contribuer au prix de votre passage.
Pinkus échangea un coup d’œil avec sa fille, qui rougit légèrement.
— Je vois. Ainsi vous serez plus vite débarrassé de moi.
— Père, pour l’amour du ciel, cesse de te conduire en enfant ! On n’obtient jamais ce que l’on ne sollicite pas de la vie !
— Le ciel est sourd à ce qui se passe ici-bas, répliqua Pinkus d’un ton sec, je ne sollicite rien, je me suis toujours débrouillé seul. Tout ceci n’est qu’un chantage pour obtenir ma sympathie.
Victor réussit à se soulever de son lit. Sa poitrine lui faisait mal, mais il trouva le moyen de traduire clairement sa pensée.
— Cette conversation est ridicule, dit-il, il est temps que je prenne les choses en main, c’est moi qui décide, alors pas un mot. Je ne cherche pas à obtenir votre sympathie, j’aime Tasha, vous êtes son père, cela devrait suffire.
— Vous êtes tel qu’elle vous a décrit. Entendu, j’accepte votre offre, en dépit de l’origine douteuse de vos revenus.
— Voyons, êtes-vous naïf à ce point ou faites-vous semblant ? Que peut-on faire sans argent de nos jours ? Crever de misère ? Vous voulez que je me justifie ? Allons-y. Je possède un portefeuille d’actions léguées par mon père, c’est vrai, toutefois en aucun cas je ne spéculerais en Bourse. Mon métier de libraire, qui n’a rien de malhonnête, me permet de gagner ma vie.
Il continua, s’adressant à Tasha.
— Tasha, j’ai rarement exigé quoi que ce soit de toi, mais désormais c’est moi qui tiens la barre, et tu vas m’écouter, c’en est fini de jouer chacun son propre jeu.
Tasha lui sourit, et il se sentit serein, la balance entre eux s’inclinait en sa faveur, il avait cessé d’avoir peur pour dresser soudain sa personnalité contre la sienne.
Pinkus les observait d’un air railleur. Il y avait une pointe d’amusement dans sa voix.
— En ce cas, monsieur Legris, je vous rembourserai dès que je serai en mesure de le faire. En vérité, j’espérais m’en tirer sans réclamer le soutien de ma fille, car, selon un proverbe yiddish, « lorsqu’un père aide un fils, les deux sourient, mais lorsqu’un fils doit aider son père, les deux pleurent ».
— Papa, débarrasse-toi de ton cynisme coutumier, je t’en prie ! s’écria Tasha.
Pinkus lui tapota les cheveux. Bien qu’il fût brun et elle rousse, ils se ressemblaient beaucoup.
— Elle m’en veut d’avoir déserté le domicile conjugal, monsieur Legris. J’ai quitté la Russie en 1882, après une vague de pogroms particulièrement violents, et je suis resté plusieurs années sans donner de nouvelles à ma famille. Mes opinions socialistes m’avaient valu un avis de recherche qui mettait les miens en danger, je tiens trop à eux pour leur nuire, mieux valait disparaître. J’ai séjourné à Vilna où j’ai participé à l’organisation de la grève des ouvriers juifs.
— Un mécréant de ton espèce, accueilli en prophète dans la Jérusalem de la Lituanie, j’ai peine à y croire ! constata Tasha en riant.
Elle paraissait très
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