Le secret des enfants rouges
mastroquets avec une dose de piquette ou de vieux marc.
Encore sous le coup de l’émotion, Anna marchait à l’aveuglette, déroutée de ne pas sentir au bout de ses bras le poids rassurant de son orgue de Barbarie. Il lui semblait parcourir un territoire inconnu, dont chaque habitant dénigrait sa lâcheté.
Neuf heures sonnèrent. Elle entra dans l’église Sainte-Marguerite. C’était là que Luigi et elle venaient prier. Après la mort de son père, elle avait pris l’habitude de se recueillir chaque semaine à l’intérieur de cet édifice à l’aspect peu engageant. Protégé par cette façade rébarbative se dissimulait un sanctuaire paisible orné de peintures attribuées à des artistes italiens, notamment à Salviati, à Luca Giordano, à Brunetti. Elle aimait particulièrement méditer au creux de la chapelle des Âmes du Purgatoire, décorée de fresques camaïeu en trompe l’œil. A l’arrière-plan d’une colonnade corinthienne se dressait un groupe de statues. L’une d’elles lui évoquait son père. Agenouillée à ses pieds, elle lui confiait ses espoirs et ses doutes. Ce jour-là, paupières closes, elle lui conta la scène affreuse qui s’était déroulée le matin. Quand elle eut le courage de lever la tête et d’ouvrir les yeux, elle crut voir la statue dessiner un geste familier, une main pointée vers elle, l’autre dressée en l’air. C’est ainsi que Luigi exprimait sa dérision envers les angoisses de la petite Anna. Réconfortée, elle songea qu’il lui fallait retourner rue de Nice, récupérer son orgue et une partie de ses affaires avant qu’on ne découvre le corps du brocanteur et qu’on ne la charge du meurtre. Puis elle se convainquit qu’Achille Ménager n’était qu’évanoui. On l’avait frappé, il était tombé, voilà tout, il allait reprendre ses esprits.
Rue Basfroi, elle trouva un sou dans sa poche et s’acheta un croissant. Au fond de cours moroses se tapissait le commerce des brancards, des roues, des ressorts d’occasion, des zincs de bistrots. La casquette enfoncée jusqu’aux oreilles, des ferrailleurs disposaient des poêles de fonte et des chaudrons en bordure du caniveau. L’un d’eux lui saisit le bras et lui demanda d’un ton gouailleur si elle voulait s’offrir du bon temps au comptoir d’un estaminet. Elle s’arracha à son étreinte et pressa le pas. Elle vit au loin un trait noir rayer le ciel maussade, la colonne de Juillet, chapeautée de son Génie doré déployant vainement ses ailes. Rebroussant chemin, elle atteignit le bâtiment de la Compagnie nationale des petites voitures. Sous un marronnier rougeoyait un brasero autour duquel des employés en uniforme à boutons de cuivre tendaient leurs doigts maculés de crasse. Elle considéra ses mains rouges, elle les eût volontiers dégourdies au-dessus des braises, mais elle eut peur de se frotter à ces hommes. Au-delà d’une cheminée d’usine piquée entre deux immeubles, elle avisa la pâle verdure d’un square. Une immense lassitude s’empara d’elle. Elle devait s’accorder une pause, sous peine de s’effondrer.
Les premières gouttes de pluie se mirent à tomber.
L’émissaire regardait l’ondée laver la rue de Tournon. De son abri, sous l’auvent d’un magasin d’antiquités spécialisé dans la vente d’instruments anciens de musique à cordes, impossible de deviner si le Japonais et son associé en étaient au plat de résistance ou au dessert. Chaque fois que la porte du restaurant Foyot battait, l’émissaire espérait que son attente serait récompensée. Déception. Cependant, pas question d’abandonner la place, bien qu’il y eût de fortes chances que les deux compères retournent à la librairie.
Son estomac gargouillait. La pluie avait cessé, quelques rares passants s’aventuraient sur les trottoirs.
Enfin, ils sortirent et gagnèrent à pied le carrefour de l’Odéon. En retrait, l’émissaire poussait son vélo, feignant d’admirer les vitrines.
— Pensez-vous que cela soit une bonne idée ?
— Après ce que vous m’avez révélé j’en suis persuadé. Nous ne sommes pas censés savoir qu’Antoine du Houssoye a été trucidé, répondit Kenji. Avons-nous reçu un faire-part ?
— Les journaux l’ont mentionné.
— Nous ne lisons pas les faits divers. Ce monsieur m’a adressé un mot dans lequel il requiert mon appui, il est naturel que je veuille le connaître.
— Et comment avez-vous localisé son
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