Le Serpent de feu
soit versé au dossier d’une affaire sordide, qui pourrait nuire gravement à l’image de votre institution.
Le portier ne sembla pas le moins du monde affecté par notre tentative d’intimidation et, sans se départir de sa bienséance, il reprit :
— Dans ces conditions, je suggérerai à ces messieurs de solliciter par courrier une entrevue avec sir Alfred Kelmscott, qui en est l’administrateur. Il répondra d’ici à la fin de la semaine à votre requête, soyez-en assurés.
— Un problème, Philip ? prononça une voix d’un ton cuivré.
Celui qui avait parlé venait de gravir d’un pas alerte les trois marches du perron et se tenait juste derrière nous, sur le seuil. L’homme, au visage avenant mais d’une extrême maigreur, devait avoir au jugé dans les soixante ans. Il était d’une taille notable et son ample chevelure argentée paraissait entretenue avec le plus grand soin.
— Ces messieurs souhaitaient rencontrer Mr Forbes, et j’étais justement en train de leur expliquer…
— Mr Forbes ? Je crains que vous n’arriviez trop tard. Reginald est parti de Londres il y a cinq jours. Et il n’y reviendra pas avant un bon mois.
— Vous le connaissez bien, monsieur… ?
— … Talbot ! Franck Talbot. Membre, comme vous pouvez vous en rendre compte, du Burlington Fine Arts Club. L’accès est très sélectif, veuillez nous en excuser, mais c’est la seule façon de garantir la tranquillité des grands esprits qui viennent y digérer leur pitance en fumant le cigare. En effet, pour répondre à votre question, je connais bien Reginald Forbes. Il peut même me compter au nombre de ses amis fidèles. C’est moi qui l’ai introduit dans notre cercle, il y a une dizaine d’années. Pour quelle raison souhaitiez-vous le voir ?
— Pour ceci, dis-je en sortant de ma poche le billet rapporté d’Old Nichol Street.
— Oh ! C’est effectivement sa signature. Comment ce document est-il parvenu entre vos mains ?
— Nous l’avons trouvé dans l’appartement d’un certain Roger Sparrow. Le même Sparrow dont le paraphe figure également au bas de la copie de ce récépissé de paiement.
— Je le vois. Avez-vous interrogé ce monsieur pour en savoir plus ?
— Roger Sparrow est mort, il y a environ deux semaines de cela. Soi-disant étranglé par son frère.
— Je vois que vous êtes au courant de beaucoup de choses. Philip, laissez entrer ces gentlemen ! Pour ne pas contrevenir à l’étiquette, nous nous installerons dans le boudoir. Et servez-nous-y un verre de bourbon, je vous prie !
Nous pénétrâmes à la suite de Mr Talbot dans un couloir tendu de papier gris et richement décoré de gravures et d’estampes, certaines datant de plusieurs siècles. À droite d’un grand escalier à l’éclat rutilant, nous passâmes dans une pièce aux boiseries de chêne fumé dont les hautes fenêtres donnaient sur une cour intérieure. Près d’une cheminée et d’un luxueux service à alcools étaient disposés plusieurs fauteuils en cuir.
Sur les murs, de nombreux tableaux étaient accrochés, dont je reconnus quelques-uns comme étant des Alfred Stevens et des George Frederick Watts.
Constatant que j’observais avec ravissement les œuvres qui m’entouraient, Talbot, qui s’était assis face à nous, s’avisa de me fournir quelques explications.
— Le Burlington est un club un peu particulier, vous savez. N’y sont admis que ceux qui entretiennent une véritable passion pour les arts. D’ailleurs, certains de ses membres ont eux-mêmes été des artistes éminents. James McNeill Whistler ou Dante Gabriel Rossetti ont posé leur vénérable arrière-train sur ses sièges. Aux étages, où se trouvent les salles de lecture et les salons, sont exposées une pléthore d’œuvres uniques, qui font la fierté de l’institution.
Après que Philip nous eut tendu à chacun un verre de bourbon et qu’il se fut éclipsé de la pièce, notre entretien put reprendre là où il s’était interrompu un peu plus tôt.
— Vous saviez déjà que Roger Sparrow n’était plus de ce monde ? commençai-je.
— Oui. C’est Reginald qui me l’avait appris un soir, ici même au club. Il était décomposé en apprenant la nouvelle par voie de presse.
— Pouvez-vous nous dire quelques mots sur les activités de votre ami ?
— Reginald Forbes est un riche armateur américain retiré des affaires. Depuis quelques années, il se consacre à sa
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