Le souffle du jasmin
et 13 blessés côté anglais.
« Folie pure ! » lâcha le commandant
Erskine.
Le massacre fut connu dans l'heure au Caire, puis dans
le reste du pays ; il déclencha la fureur de haut en bas de la vallée du
Nil. Réuni de nuit, le Conseil des ministres décida de rompre les relations
diplomatiques avec l'Angleterre et de faire appel au Conseil de sécurité de
l'ONU.
À l'aube, quatre-vingts personnalités de la colonie britannique au
Caire furent arrêtées à titre d'otages. Les Jeunesses wafdistes – dont
faisaient partie les fils de Taymour – organisèrent une formidable
manifestation de protestation contre l'oppresseur. Les syndicats ouvriers
décidèrent de boycotter immédiatement les entreprises britanniques et, le soir
même du 25, les fonctionnaires de l'aéroport du Caire interdirent l'accès des
comptoirs de la compagnie aérienne BOAC, British Overseas Airways
Corporation .
Le lendemain, samedi 26 janvier, Ahmed Zulficar appela Taymour :
– Ne va pas en ville, que personne de ta famille ne s'y rende.
– Pourquoi ?
– Fais-moi confiance, restez chez vous.
Et il raccrocha précipitamment.
La première pensée de Taymour fut pour ses fils. Il cria leurs
prénoms : Fadel ! Hicham ! Où êtes-vous ? Hicham !
Il n'obtint aucune réponse. Alors, il comprit.
Lorsque Nour apparut, il laissa tomber d'une voix sourde :
– Que Dieu les protège... que le Tout-Puissant nous vienne en aide.
Les clameurs des Frères musulmans, incitant le peuple de croyants à la
Guerre sainte, montaient de toutes parts.
À midi, des milliers de manifestants se réunissaient dans les rues,
rejoints par une colonne d'étudiants de l'université de l'Azhar, réclamant des
armes.
La police, pourtant présente, observa calmement les émeutiers. On avait
tué quarante des leurs à Ismaïlia ; pas question pour elle d'intervenir.
Cependant, quand le cortège prit la direction du palais d'Abdine, les forces de
l'ordre le détournèrent ; il s'engagea alors dans la rue Ibrahim Pacha et
arriva place de l'Opéra. Les manifestants passèrent devant le cabaret Badia,
haut lieu de la danse du ventre et des soirées voluptueuses de la bourgeoisie
et des Occidentaux friands d'exotisme. Un officier égyptien était attablé à la terrasse.
L'un des émeutiers le prit à part.
– Tu es là, en train de boire, alors que tes
frères se font massacrer sur le Canal ? Tu n'as pas honte ?
L'officier répondit par un geste de dédain. Bien mal lui en prit. Il
fut instantanément écharpé et la foule investit rétablissement. Certains –
détail révélateur – avaient apporté avec eux des bonbonnes d'essence. Chaises
et tables furent empilées, arrosées et enflammées. Une demi-heure plus tard,
Badia était la proie des flammes.
Puis, à son tour, l'opéra fut incendié.
À peu près au même moment, les deux plus chics cinémas du Caire, le
Metro et le Rivoli, connurent le même sort.
Au célèbre Turf Club, rue Adly Pacha, où les espions de jadis
écoulaient leurs fausses coupures, des Anglais affolés s'interrogeaient sur la
conduite à tenir lorsque les émeutiers firent irruption. Ceux qui tentèrent de
fuir furent rattrapés et jetés vivants dans un brasier improvisé au beau milieu
de la rue. Douze morts.
À la Barclay's Bank, rue Emad el-Dine, des employés britanniques
épouvantés, réfugiés dans la salle des coffres, moururent asphyxiés.
À l'Hôtel National, rue Soliman Pacha, le directeur, un Grec,
Calomiris, sauva la vie de clients anglo-saxons en les enfermant dans des
poubelles au sous-sol.
À 1 heure de l'après-midi, le salon de thé Groppi se vit à son tour
ravagé. À 23 heures, l'hôtel Shepheard's s'embrasa lui aussi. La troupe d'opéra
italien qui y séjournait se retrouva, terrifiée, en liquettes et pyjamas dans
les jardins voisins.
Les armuriers avaient été pris d'assaut. Rue Elfi bey, un gamin de
treize ou quatorze ans, s'était emparé d'un pistolet et tirait des coups de feu
sur les façades des immeubles.
Une folie orgiaque de destruction avait pris possession du peuple,
enivré par l'odeur de brûlé qui régnait sur la capitale.
La Grande Révolte arabe atteignait son pinacle avec trente-six ans de
retard.
Mais de la Grande Révolte Taymour n'avait que faire. Pour l'heure, sa
seule préoccupation se limitait à savoir ce qu'étaient devenus ses fils.
37
Les rois ne devraient être
riches que de l'amour de leur
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