Le souffle du jasmin
splendeur légendaire de
ville califale, elle avait su garder intact son prestige de ville sainte.
Chaque année, les pèlerins accouraient par milliers pour faire leurs dévotions
et apporter leurs offrandes aux sanctuaires célèbres. Les Chiites de Perse et
du Kurdistan, avant de continuer leur voyage vers Kerbala et Nadjaf, ne
manquaient pas de s'arrêter à Kazmein, où l’on vénérait le tombeau de l'imam
Moussa. Les Afghans, eux, honoraient particulièrement la tombe de la sultane
Zobeïda, épouse du grand, du sublime, du merveilleux Haroun el-Rachid.
La nuit venue, il n'était pas rare de voir entrer dans la cité, par la
porte de l'Est, de mystérieux cortèges de chameaux, guidés par des hommes vêtus
de blanc : il s'agissait de grandes familles persanes qui faisaient
transporter leurs défunts jusqu'à la ville sainte, enveloppés dans des tapis
précieux, afin de procéder à leur inhumation tout près de Hussein [30] et des grands saints du mouvement chiite.
Un an et
neuf mois s'étaient écoulés depuis l'entrée des troupes britanniques à Bagdad, sous le commandement du
général Stanley Maude. Kirkouk était tombée, Mossoul aussi. Désormais, les Turcs
vaincus et brisés ne possédaient plus un arpent de terre en Irak, nouveau nom
de l'antique Mésopotamie. Après tous ces affrontements sanglants, c'était un
miracle que le paysage fut redevenu aussi pacifique.
– Vos
femmes ne sortent-elles donc jamais ? demanda d'un ton ironique sir Percy
Cox à son hôte Nidal el-Safi.
– Sir
Percy connaît trop bien l'Orient, rétorqua l'Irakien sur le même ton, pour
ignorer les vers de notre poète ancien : « Ne montre jamais tes
joyaux au soleil, un voleur ne tarderait pas à apparaître. » Mais si vous
faites allusion à mon épouse, je suis au regret de vous dire qu’elle déteste
les mondanités. Quant à mes enfants, je n'ai pas de fille, mais un fils, Chams,
qui est absent.
Il avait
prononcé ce prénom d'une voix nouée, mais l'Anglais n'eut aucunement l'air de
le remarquer.
Drapé dans
une dichdacha, une longue chemise ample, d'un
bleu vif, le crâne couvert d'un igal et d'un foulard à damier, il se dégageait
de l'Irakien quelque chose de juvénile. S'il n'y avait eu ces mèches blanches
qui ornaient ses tempes, jamais on ne lui aurait donné son âge :
quarante-cinq ans.
James
Percy daigna sourire, aiguisa du pouce et de l'index la pointe de sa
moustache d'argent, puis tourna son regard, vers les salons où la fine fleur de
la société irakienne et des représentants du corps diplomatique attendait de
passer à table. Rien que des hommes , à part de
rares femmes – dont la propre épouse de sir Percy — d'âge canonique.
Qu'espérait
donc ce décati de vieux beau britannique ? songea Nidal el-Safi. Que les
hommes irakiens allaient parer leurs filles et leurs sœurs pour les soumettre à sa concupiscence ?
– Si sir
Percy veut bien se donner la peine, dit-il.
Il
souligna ses propos par un geste courtois, invitant son hôte à le précéder.
Semant sur
son passage un tourbillon d'effluves d'eau de lavande Yardley, l'Anglais honora
le salon de son entrée et tendit une main à la fois raide et molle à ces
anciens sujets ottomans que « la bravoure des soldats de Sa Majesté avait libérés du joug de la Sublime Porte ». Il se
demanda d'ailleurs pour quelle raison les Irakiens n'étaient pas sortis
accueillir les troupes britanniques avec des youyous et des
banderoles de fleurs. Le jour même de son arrivée à Bagdad, le général Maude
s'était pourtant empressé de déclarer haut et fort : « Aux habitants
du vilayet de Bagdad. Au nom de mon roi et au
nom des peuples qui sont ses sujets, je m'adresse à vous pour vous dire
ceci : nos opérations militaires ont pour objectif de vaincre l'ennemi et
de le chasser de ces territoires. Sachez que les Anglais sont venus en Irak en
libérateurs et non en conquérants ou en ennemis ! Ils ne désirent pas
imposer une domination étrangère au pays ! » Ingratitude…
Le dîner
fut savoureux, riche. S'il n'y avait eu la présence de ce diplomate français,
Jean-François Levent, c’eût été parfait. Que diable faisait-il chez
l'Irakien ? Nidal el-Safi était l'une des personnalités le plus en vue de
Bagdad, un riche commerçant, un notable. L’envoyé du Quai d'Orsay cherchait
sans doute à s’attirer ses bonnes grâces. Dans quel but ? Ne savait-il pas
que l’on avait jeté les dés depuis longtemps et
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