Le souffle du jasmin
les
Anglais ont compris avant tout le monde que le sort de leur empire dépendait de
l'issue de la guerre. Il leur fallait protéger la sacro-sainte route des Indes,
la Méditerranée orientale, le canal de Suez. Au bout du compte, cet aventurier
de Mark Sykes s'est avéré bien meilleur marchand de tapis que ce pauvre Picot.
Un marchand comme vous n'en aurez jamais dans vos bazars... Paix à son
âme ! Une mauvaise grippe a vengé la France [36]
Nidal el-Safi
pouffa, tout en se disant que la franchise venait bien tard aux français.
– Si vous
vouliez bien nous faire resservir un verre de cet excellent vin d'Anatolie dont
les Turcs vous ont laissé quelques bouteilles, je vous en serais obligé,
maugréa Levent.
Nidal
el-Safi claqua dans les mains et donna ses ordres. Se tournant ensuite vers le
diplomate, il suggéra :
– Poursuivez,
je vous prie.
– Sykes,
donc, a promis monts et merveilles à Picot : que nous serions comblés de
cadeaux en Orient. Que les Anglais fonderaient un grand Empire arabe embrassant
tous les territoires entre la Méditerranée et la frontière perse. Mais que nous
aurions notre part du gâteau. Nous obtiendrions ainsi ce qu'on appelait la zone
bleue de l'ancien Empire ottoman, c'est-à-dire la Syrie, la Cilicie et le vilayet de Mossoul. Alexandrette [37] deviendrait un port franc dévolu
au commerce anglais. À la Russie on offrirait les détroits mais, maintenant
qu'elle a fait sa révolution, elle s'est exclue de la distribution des prix.
Quant à la Palestine... c'est une autre affaire. Le pire nous y attend.
Le
serviteur revint. Il regarnit le verre de Levent et se retira.
– Aujourd'hui,
reprit le Français, nous voyons bien que nous avons été payés en monnaie de
singe. Le vilayet de Mossoul, nous ne l'aurons pas,
la Grande-Bretagne s'étant rendu compte qu'il y avait probablement du pétrole
au nord. Elle exige donc cette adjonction pour soi-disant assurer la viabilité
économique de son « mandat » sur l’Irak. Quant à là Syrie – où je
dois me rendre bientôt –, nous aurons, à mon avis, bien de la peine à la
conserver, si tant est que les Anglais daignent nous en remettre les clés.
Après des siècles d’influence et de protectorat religieux au Levant, nous avons
vécu comme une humiliation l'entrée des troupes britanniques à Damas, puis celles de l’infortuné Fayçal. Un malheureux
qui, par parenthèse, ne parle pas un mot d’anglais, à qui l’on a promis
qu'il serait roi d'une confédération arabe indépendante. Si les Anglais se
décident à respecter les accords Sykes-Picot, ils nous laisseront face à l'émir
et ce sera à nous d'expliquer au pauvre homme qu'il s'est trompé d'histoire et
qu'il lui faut déguerpir. Quelle pantalonnade !
Nidal
baissa la tête et se voûta tout à coup.
– Une
comédie... Une comédie qui a dévoré et dévorera longtemps encore de nombreuses
vies humaines.
Au ton de
sa voix, on sentait bien qu'il n'avait pas exprimé une généralité, mais quelque
chose de plus personnel. La nuance n'échappa pas au diplomate français.
–
Auriez-vous perdu quelqu'un dans cette guerre ?
– Je ne
sais pas.
– Vous...
– Mon
fils, Chams. Au début de la guerre, il a été enrôlé de force dans un bataillon
turc. Il venait tout juste d'avoir vingt ans. Sa dernière lettre indiquait
qu'il avait été promu officier, en poste à Damas. C'était il y a un an. Depuis,
plus rien. Le silence. Entre-temps, il y a eu la débâcle ottomane et l'entrée
de Fayçal dans la ville. Que lui est-il arrivé ? Soit il est mort, soit il
a été fait prisonnier. Allah seul le sait.
– Voilà
qui est infiniment triste. Je vais tenter d'obtenir quelques renseignements.
Après tout, la Syrie n'est-elle pas promise à la France ? Comme je viens
de vous l'annoncer, je dois me rendre à Damas dans les jours qui viennent.
J'essaierai de savoir ce qui est arrivé à votre fils. Je vous le promets.
L'Irakien
hocha la tête, masquant son ^notion.
– Je vous
remercie. Avant votre départ, je vous communiquerai les maigres renseignements
en ma possession. Qui sait ? Nous croyons beaucoup au destin, nous, gens
d'Orient. Peut-être est-ce lui qui vous a mis sur ma route ? À présent,
revenons à notre affaire. Comment expliquez-vous que votre pays se soit fait
damner le pion par les Anglais ?
– Face à
la présence sur le terrain d'une force militaire considérable, un million
d'hommes, qui témoigne de l'ampleur de
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