Le souffle du jasmin
une entité politique et sociale cohérente, mais une
multitude de groupes sociaux disparates.
Rachid el-Keylani rompit le silence.
– Votre référendum, sir Percy, est voué à l'échec. À l'heure où nous
parlons, les ulémas [33] chiites ont déjà menacé d'anathème ceux qui voteraient en faveur des
Britanniques.
Piqué par la tournure que prenait la discussion, l'Anglais se leva,
invitant son épouse à lui emboîter le pas.
– C'est ce que nous verrons, dit-il d'une voix glaciale. Je ne possède
pas comme vous, hélas, de boule de cristal.
Au moment où il allait franchir le seuil de la demeure, il entendit la
voix du jeune arrogant qui l'apostrophait :
– Sir Percy ! À propos de melting-pot, savez-vous comment les gens d'ici ont baptisé le
haut-commissaire ?
L'Irakien avait pris tout son temps pour annoncer, l'œil malicieux :
– The despot of the mess - pot [34] .
Empoignant le bras de son épouse, l'Anglais s'engouffra dans la
Rolls-Royce pourpre mise à sa disposition par les autorités de Sa Majesté. Il
grommela : Ass houle [35] !
*
Songeur, campé sur la terrasse qui dominait le Tigre, Jean-François
Levent suivit la Rolls des yeux jusqu'au moment où elle fut avalée par les
ténèbres. Pendant quelques secondes, il se demanda dans quel bourbier Stephen
Pichon, le ministre des Affaires étrangères, l'avait envoyé. Un honnête diplomate,
Pichon, mais guère efficace. « Vous allez partir, mon cher Jean-François.
Vous allez vous rendre au Proche et au Moyen-Orient. Vous observerez, vous
tendrez l'oreille, et vous nous dresserez un rapport détaillé de la situation. Tenez les Anglais à l'œil !
Deux semaines que Levent les « tenait ». Il commençait à trouver le
temps long.
– Alors,
monsieur Levent ! On médite ?
Le
diplomate sursauta. Plongé dans ses pensées, il n'avait pas entendu approcher son hôte.
– J'ose
espérer, ajouta Nidal el-Safi avec un sourire complice, que Son Excellence ne s'est pas trop ennuyée à ce
repas.
– Pour être
franc, mon ami, Son Excellence, qui, à
propos, n'en est pas une, s'est royalement enquiquinée. Heureusement qu 'il y
avait la présence de votre ami El-Keylani pour animer l'atmosphère.
Il
enchaîna :
– Qui est-il
précisément ?
– Rachid
appartient à l'une des plus importantes familles sunnites d'Irak. Comme vous
avez pu le constater, le personnage est un bouillant nationaliste. Il est aussi
le neveu d'Abdel Rahman el-Keylani, le naquib el achrâf de Bagdad.
Qui est, ainsi que vous le savez peut-être...
– Le chef
des notables, reconnu comme faisant partie des descendants du Prophète. Je
sais. Les naquib occupent une fonction prééminente
dans la direction religieuse de chaque ville. Je parle l'arabe, l'auriez-vous
oublié et j'ai...
– ... Vous
avez vécu au Caire dans votre jeunesse, du temps où votre père, hydrographe,
travaillait pour la Compagnie universelle du Canal de Suez. N'ayez
crainte : je me souviens de tout.
L'Irakien prit une brève inspiration.
– Revenons à Rachid et à son oncle.
Lorsque vous saurez qu'il existe dans la capitale pas moins de vingt et un
notables, issus de cinq familles seulement, dont seize pour les seuls
El-Keylani, vous comprendrez quelle puissance ces gens détiennent. Néanmoins,
il existe une différence de taille entre l’onde et le neveu. Paradoxalement, le premier n'est pas trop hostile à la
présence anglaise, qu'il voit comme un outil lui permettant de bâillonner les
chiites ; des chiites qu'il vomit comme tout autant qu'il vomit les Juifs
et... malheureusement pour vous. Les français aussi.
Levent
haussa les épaules.
– Votre naquib el achrâf manque de discernement.
Nidal el-Safi gloussa.
– Et comment
avez-vous trouvé sir Percy ? N’est-ce pas un homme charmant ?
Les yeux
de Levent s'assombrirent.
– Écoutez-moi,
Nidal. Je ne sais pas si vous êtes conscient, mais vous êtes tombé dans la
trappe anglaise. L'Irak est la chose de
Londres, désormais.
– Si je ne
m'abuse, les Français ne sont pas non plus très loin de Bagdad.
– Virtuellement,
mon ami, virtuellement.
Il respira
une goulée d'air et laissa tomber d'une voix sourde :
– Cocue, mon
cher. La France est cocue.
Nidal
el-Safi écarquilla les yeux.
– Je vous
demande pardon ?
– Oui, je
sais que je vous surprends. Si nous sommes ici, c’est en raison de ces fameux
accords Sykes-Picot. Alors que nous nous battions contre les Allemands,
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