Le talisman Cathare
embrassa à son tour le volume de la loi sacrée, déposant un baiser à l’emplacement exact qu’elle avait béni. Ils n’avaient pas échangé un mot. Il la regarda. Ses cheveux noirs se marquaient de mèches grises, sa haute taille était un peu voûtée, son visage, marbré de rides. Il plongea son regard dans le sien. Ses yeux étaient toujours ceux de la jeune fille altière et déterminée qui avait récompensé le vaillant chevalier en ce jour lointain du tournoi de Turenne. C’était le regard innocent de Blanche, leur fille. Il y lut la fierté de voir son époux terrestre devenu un Parfait de la foi cathare. Il l’aimait de toute son âme, par-delà l’âge et la vieillesse qui s’emparaient de leurs os et de leurs chairs. Il aimait son corps de gloire.
Autour d’eux, les habitants de Montségur, croyants et mercenaires, s’étaient rassemblés. Entre le signal duSaint-Barthélemy, couronné de nuages, et le pech de Roquefixade, un rayon de soleil perça, se posa sur eux et les nimba de lumière.
« Hourra ! cria la population. Nous avons perdu messire Guilhabert et dame Esclarmonde, et l’astre du jour s’était éteint. Nous avons retrouvé un couple céleste, une parfaite syzygie 1 . L’espoir est de retour. »
1 Dans le christianisme gnostique, couple céleste représentant l’union des contraires, l’harmonie.
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Montségur, 1243.
Montségur formait un monde à part, unique dans l’histoire des Bons Chrétiens : un village tout entier dédié au catharisme, où toute la population pratiquait une même religion, sans compromis ni peur de dénonciation, où tous vivaient au rythme des rites et des prières, unis dans un même but, une même ferveur, une même espérance. Bien au-dessus des tourmentes d’un monde ravagé par la tempête des croisades et de l’Inquisition, c’était un îlot préservé, un microcosme entre ciel et terre sur le chemin du salut. Malgré une situation géographique à l’écart de tout et un environnement inhospitalier, Montségur semblait un morceau de paradis. L’Église cathare avait longuement hésité avant de s’installer dans ce réduit qui pouvait s’avérer un piège. Isolé, malcommode, de piètre surface, Montségur ne pouvait convenir qu’à ceux qui avaient abandonné le confort terrestre. Sans terroir agricole, les cathares devaient importer toute leur nourriture, avec le risque de mourir de faim, car tout commerce avec les hérétiques était interdit aux catholiques. C’était aussi une création de femmes. En 1204, Fornesia de Pereille, Parfaite, avait demandé à son fils Raimon d’y établir une place forte pour accueillir les croyants. Esclarmonde de Foix l’avait soutenue dans ce projet. De ruines vénérables était né un petit fortin et un village en étages. Aussitôt, les Parfaits avaient afflué de toutes parts, régulièrement visités par les plus hauts dignitaires parmi les Bons Chrétiens. De cette capitale religieuse, les ministres partaient pour de dangereuses missions pastorales dans le plat pays ; d’autres, plus âgés, s’occupaient des résidents. De toute l’Occitanie, les Parfaits venaient, au péril de leur vie, chercher des ordres et s’instruire auprès de leurs chefs. À partir de 1232, Guilhabert de Castres, évêque de Toulouse, y trouva refuge. Montségur devint dès lors la capitale spirituelle d’une Église cathare mise hors la loi par le comte Raymond VII. Pour le monde catholique, ce fut un abcès de fixation. Les regards haineux de l’Inquisition et du pouvoir royal se tournèrent avec insistance vers la « tête du dragon ». À peine toléré, ne justifiant pas l’intervention d’une armée pour un si médiocre et insignifiant objectif, Montségur poursuivait son existence loin des humains.
Près de cinq cents personnes vivaient sur cette terre ingrate où nulle agriculture n’avait jamais pu se développer. Tout l’approvisionnement provenait du plat pays, apporté pieusement par des croyants déterminés. La moitié des habitants se regroupait en plusieurs communautés religieuses, hommes et femmes rigoureusement séparés.Selon la tradition, les Parfaits travaillaient, mais désormais en autarcie complète, fabriquant tout le nécessaire à la vie d’un village. Ils tissaient, cousaient, bâtissaient des murs, élevaient des charpentes, forgeaient des outils. Le meunier était Parfait, la boulangère aussi. Des générations de Parfaites y tenaient maison, telle Marquesia
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