Le talisman de la Villette
connaissances en graphologie. Celui-ci, ayant une tendance maladive à « l’espionnite » et étant animé d’un antisémitisme virulent, conclut à la culpabilité d’Alfred Dreyfus.
Pour davantage de crédibilité, le ministère de la Guerre requiert les aptitudes de M. Gobert, expert en écritures de la Banque de France. M. Gobert signale des différences évidentes entre l’écriture du bordereau et celle du capitaine Dreyfus. Son rapport est déposé le 13 octobre.
Le même jour, une seconde expertise est confiée à M. Alphonse Bertillon, chef de l’identité judiciaire à la préfecture de police et qui ne possède aucune compétence pour un tel examen. Il étudie les écritures à l’aide d’un système grotesque qu’il invente tout à trac. Le soir même, il conclut dans son rapport qu’« il appert manifestement que les écritures sont de la même main ».
Maurice Paléologue 65 raconte dans son Journal de l’Affaire Dreyfus son entrevue avec le président de la République, Casimir-Perier, qui lui demandait son avis sur Alphonse Bertillon, avec lequel il avait eu un entretien.
« Que pensez-vous de Bertillon ?
— On l’estime beaucoup à la préfecture de police. On le dit très ingénieux, très pénétrant, mais un peu bizarre.
— Non pas bizarre ! Complètement fou, d’une folie abracadabrante et cabalistique dont je suis encore tout ahuri. Pendant plus de trois heures, il m’a démontré que Dreyfus a imité lui-même son écriture pour écrire le bordereau. Je croyais avoir devant moi un échappé de la Salpêtrière ou de Villejuif…»
Cependant, le général Mercier ordonne l’arrestation du capitaine Dreyfus. Elle a lieu le 15 octobre. Alfred Dreyfus est écroué à la prison du Cherche-Midi.
L’enquête est confiée au commandant du Paty de Clam, convaincu d’avance de la culpabilité de Dreyfus. Il perquisitionne au domicile du prévenu, profère des menaces envers son épouse et lui annonce que son mari a été arrêté pour le plus abominable des forfaits et que sa culpabilité est démontrée. Il ne trouve rien de compromettant.
L’accusation repose donc uniquement sur le bordereau. Trois nouveaux experts sont nommés. Aucun n’est d’accord avec l’autre.
« Un tel doute dans les résultats des expertises n’est pas de nature à fortifier l’inculpation et il semble qu’à un moment on soit sur le point de l’ abandonner 66 . »
Mais des indiscrétions se produisent, et la presse se déchaîne. Le 29 octobre, La Libre Parole , le journal d’Édouard Drumont, titre en première page :
HAUTE TRAHISON – ARRESTATION DE
L’OFFICIER JUIF ALFRED DREYFUS
Tout ce qui touche à l’armée est sacré. On rêve de revanche. La défaite de 1870-1871 et la perte de l’Alsace et de la Lorraine ne seraient dues qu’à la trahison. La théorie du complot hante l’opinion. À ce patriotisme exacerbé s’ajoute un sentiment moins noble : l’antisémitisme, d’autant plus exploitable à des fins politiques qu’il empoisonne toutes les classes sociales et qu’il est stimulé et encouragé par la presse. Il se vend chaque jour entre un million et un million et demi de journaux.
Édouard Drumont a fait de l’antisémitisme son cheval de bataille. Son journal au nationalisme outrancier, La Libre Parole (fondé en 1892), s’appuie sur la haine d’Israël. Le journal La Croix , d’obédience catholique (fondé en 1883 par les Assomptionnistes), n’hésite pas à se vanter d’être « le journal le plus antijuif de France ».
Il faut rappeler qu’à cette époque le nombre des Juifs de France ne dépasse pas 80 000 personnes, soit 0,02 % de la population, dont plus de la moitié installée à Paris. L’ensemble du corps des officiers compte 1 % de Juifs, soit un peu plus de 300 sur 40 000.
Le général Mercier, ministre de la Guerre, entérine l’hallali. Il accorde des interviews au Matin , le 17 novembre, et au Figaro , le 27 novembre, dans lesquelles il déclare que la culpabilité de l’officier Dreyfus est indiscutable.
Ainsi, avant l’ouverture du procès, l’opinion de la presse est déjà arrêtée, la frénésie antisémite se déchaîne. Peu nombreux sont ceux qui n’y succombent pas. Saint-Genest (Emmanuel Bûcheron), le chroniqueur militaire du Figaro , en fait partie. Il écrit le 19 décembre :
« Il y a quarante mille officiers en France : ce capitaine est tout simplement un de ces quarante mille [ ] S’il
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