Le Temple Noir
transformait en averse. Les touristes rentraient précipitamment dans les boutiques ; les échoppes ambulantes de vente de noix de coco repliaient leurs toiles. Marcas était trempé, sa chemise en lin lui collait à la peau, son bermuda ressemblait à un torchon essoré. Les trombes d’eau formaient un voile opaque, il crut voir Gabrielle s’engouffrer dans un édifice blanc, à trois entrées, au-dessus duquel s’étalaient en énormes lettres noires : Sloopie’s Joe. Il attendit le passage d’un bus, puis traversa Duval et se rua à l’intérieur alors que le premier coup de tonnerre éclatait. L’intérieur du café de la taille d’un hangar était obstrué par des groupes d’Américains en casquette et tee-shirts multicolores, avec de grosses chopes de bière à la main. Une musique assourdissante déferlait dans tous les sens, mélange de blues et de country bien roots.
Il tenta de se frayer un passage au milieu des consommateurs qui hurlaient en cadence avec le groupe de musiciens plantés sur l’estrade au fond de la salle. Sur le comptoir se dressaient des verres de mojito en forme de vase. Antoine attrapa le plus gros, tendit un billet de cinq dollars au barman et reprit sa marche. Il se cogna contre un gros homme en veste de pêcheur. Celui-ci se retourna lentement. Barbe blanche, teint rubicond, cigare vissé entre les dents et col roulé de pseudo-loup de mer. Pendant un instant, Antoine crut à une hallucination, le type était le sosie parfait d’Ernest Hemingway dont la bobine trônait aussi en peinture au-dessus de la scène des musiciens. L’homme asséna une bourrade sur son épaule. La main fit un floc sur la chemise détrempée. Ernest leva sa pinte.
— Hi guy ! Cheers !
Antoine l’imita avec son vase et avala une très longue rasade. L’alcool lui brûla le gosier.
Il eut une pensée pour l’un de ses amis éditeurs, Pierre, qui vouait un culte au grand écrivain. Il esquiva la seconde bourrade et aperçut, à côté de la scène, Gabrielle en train de discuter avec un homme massif aux cheveux noirs, vêtu d’un chandail rayé blanc et noir et d’un béret un peu ridicule. Le type la prenait par les épaules en riant. Antoine continua sa progression au milieu de la foule. Autour de lui, il n’y avait que des hommes portant barbe blanche. Des grands, des petits, des très vieux, des plus jeunes, avec ou sans nez d’alcoolos, avec des bedaines plus ou moins décomplexées. Des clones en pagaille de l’écrivain réputé burné. Partout.
Gabrielle lui fit un signe. Antoine finit par s’extraire de la masse ernestine et la rejoignit en soufflant. Au fur et à mesure qu’il s’approchait de la scène, il remarqua que les clones avaient rajeuni. Un autre groupe de types formait une barrière entre lui et Gabrielle, même allure carrée mais cette fois avec des cheveux noirs ou blonds et une grosse moustache d’ébène à la place de la barbe. Antoine rassembla son courage et écarta sans ménagement les jeunes Ernest. Arrivé près de Gabrielle et de l’homme en chandail, il hurla pour masquer les éructations du chanteur du groupe :
— C’est du délire, ton Sloopie’s Joe ! T’aurais dû me prévenir, je me serais déguisé moi aussi en captain Igloo de la littérature.
Elle cria à son tour :
— Ce sont les éliminatoires pour le concours annuel de sosies d’Hemingway ! Je te présente Ponk, un… ami de longue date.
L’homme lâcha Gabrielle et se tourna d’un quart vers Marcas. Il lui asséna une bourrade à son tour. Antoine se dit que ce devait être la coutume locale et lui rendit la pareille. Il sentit une montagne de muscles sous le chandail. L’homme avait l’air un peu ivre, ses yeux brillaient. Il se siffla une chopine de Bud devant lui.
— Buddy ! Come on, let’s drink !
Antoine fit de même et finit son mojito. La tête commençait à lui tourner mais il se sentait bien. Il voulut répondre à l’homme mais celui-ci se retourna comme s’il n’existait pas pour se concentrer sur Gabrielle qu’il colla d’un peu plus près. La jeune femme jeta un regard navré à Antoine.
— C’est un ami de quel genre, ton Ponk ? gueula Marcas en se collant au duo.
— Un ex ! On s’est pas vus depuis un an.
Hemingway période Pour qui sonne le glas intercepta leur regard et poussa Antoine avec sa chope.
— Go to hell, asshole !
Gabrielle le retint.
— Ponk, no ! He’s a friend.
Puis à Marcas :
— Laisse, il
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