Le temps des adieux
retracé son parcours ?
— C’était vraiment pas utile, dit Florius, l’air surpris. J’étais avec lui quand il l’a acheté.
— Balbinus l’a acheté ? ! Où ça, grands dieux ?
— Quelque part dans la Julia Sæpta.
Il pleuvait toujours, mais la Julia Sæpta étant proche du Panthéon, j’y entraînai Florius avec moi pour qu’il me montre la boutique. Quand nous y fûmes, le propriétaire sortit pour nous accueillir avec empressement. Il venait de reconnaître son client et pensait qu’il souhaitait compléter sa collection. Quand il me vit, l’atmosphère se refroidit sensiblement.
Je laissai Florius partir et le remerciai pour sa coopération. Il était déjà assez désabusé ; je ne voulais pas lui donner un nouveau motif d’écœurement. Je ne tenais pas non plus à avoir un témoin quand je dirais ma façon de penser au marchand. Tous nos efforts pour suivre les traces du pichet de verre syrien n’avaient été qu’une perte de temps. Il n’avait aucun rapport avec l’affaire Balbinus. Le verre soi-disant volé ne l’avait jamais été. Mon père avait simplement vu là l’occasion d’empocher une compensation à laquelle il n’avait pas droit.
— Salut, Marcus ! s’exclama-t-il sans rien perdre de sa superbe. Cette couronne en or est une pure merveille. Je peux t’en obtenir une fortune. J’ai un client très intéressé.
— Tu veux peut-être parler de celui qui l’avait effectivement achetée ?
— Je lui avais dit qu’Alexandre le Grand l’avait jadis portée. C’est ce qui l’avait motivé.
— C’est drôle, parce que le type qui me l’a vendue m’a raconté la même sornette. Ah, ça ! Vous êtes bien tous les mêmes. Même si tous n’essayent pas de voler leur propre fils.
— Allons, Marcus, ne te fais pas plus méchant que tu l’es.
— Tu me dégoûtes, espèce de vieux salopard. J’attends tes explications.
En réalité, maintenant que je savais que le vol du lot de verre n’était qu’une escroquerie de plus à mettre au compte de mon père indigne, je n’avais plus envie d’écouter ses explications.
— Allons, fils, installe-toi.
— Arrête tes simagrées. Décris-moi plutôt l’homme qui t’a acheté le pichet.
— C’était Balbinus Pius, répondit mon père comme si la chose allait de soi.
— Tu connais cette ordure ?
— Enfin, Marcus ! Tout le monde le connaît !
— Et tu savais qu’il aurait dû partir en exil ?
— J’en avais entendu parler, en effet.
— Alors pourquoi ne l’as-tu pas dénoncé ?
— Non mais tu rêves, ma parole ! Il était en train de m’acheter un objet de valeur… J’ai pas l’habitude de balancer mes clients, qu’est-ce que tu crois ? Et puis, j’étais certain que quelqu’un d’autre le ferait à ma place. Viens donc vider un gobelet ou deux, conclut-il joyeusement.
Je lui tournai le dos sans même daigner lui répondre et m’éloignai à grands pas.
55
Je ne décolérai pas jusqu’à la maison. Penser que je descendais d’un tel dépravé me faisait sécréter un taux anormal de bile.
Il faut dire aussi que d’apprendre que Balbinus n’hésitait pas à se balader dans Rome me mettait les nerfs à rude épreuve. C’était à peine croyable d’oser bafouer la loi à ce point et en connaissance de cause : la mort s’il était capturé, ce qui apparaissait inévitable.
J’étais dans un tel état d’esprit, que toute la cité m’apparaissait hostile. Une carriole – sans doute conduite par un contrevenant à la loi sur le couvre-feu – prit un virage à vive allure, obligeant pigeons et passants à s’égailler dans tous les sens. Il me semblait que les gens bousculaient ceux qu’ils croisaient avec encore plus de mépris qu’à l’accoutumée. Un peu partout, des chiens errants montraient les crocs. Des silhouettes se glissaient le long des portiques ; quelques-unes portaient un énorme balluchon sur l’épaule, toutes étaient munies de bâtons qui pouvaient être des armes ou des crochets permettant de voler ce qui se trouvait sur les balcons ou aux fenêtres. Des groupes d’esclaves grossiers encombraient la chaussée en bavardant, sans se soucier de bloquer le passage aux citoyens libres.
Une fille jaillit de l’entrée d’un immeuble en riant et se heurta violemment à mon épaule fragile. Mon premier réflexe fut de poser la main sur ma bourse en l’injuriant. Elle n’hésita pas à me montrer le poing. Un homme
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