Le temps des adieux
juché sur un âne m’obligea à me plaquer contre une colonne rugueuse, et les paniers de légumes qu’il transportait m’ajoutèrent quelques bleus. Heureusement, la proximité de cette colonne m’évita de recevoir le contenu d’un seau d’ordures que quelqu’un balança négligemment par la fenêtre.
La plus grande insanité régnait dans Rome.
Quand j’atteignis enfin la Cour de la Fontaine, les odeurs putrides habituelles me parurent celles d’un monde civilisé. Dans la boulangerie, Cassius allumait une lampe après avoir soigneusement taillé la mèche. Il la suspendit et aligna les maillons des chaînes. C’était un méticuleux. Après avoir échangé quelques paroles avec lui, je traversai la rue pour saluer Ennianus, le vannier. Il avait assisté au départ de la charrette de détritus après avoir aidé à remettre les roues. Je lui empruntai un balai pour nettoyer l’emplacement en prenant soin de repousser divers débris devant une maison dont les occupants ne daignaient jamais nous adresser la parole.
J’étais encore en train de bavarder avec Ennianus quand j’aperçus Lenia ramassant des tuniques qui avaient séché sur une corde tendue devant sa laverie. Je tournai rapidement le dos, en espérant éviter une discussion ennuyeuse à propos de son mariage qui aurait lieu dans une dizaine de jours. Sa vue n’était pas excellente ; et, fort heureusement, elle ne me remarqua pas.
Quand Ennianus, qui avait repéré mon petit manège, me dit en riant que je pouvais me retourner car le danger était écarté, je repérai deux hommes au moment où ils passaient devant la boutique du barbier. J’étais certain de les avoir déjà vus, mais sur le moment, je ne parvins pas à les situer.
— Tu connais ces deux types ? demandai-je au marchand de paniers en les désignant discrètement du menton.
— Première fois que je les vois.
J’étais incapable de dire pourquoi, mais je sentais confusément que j’avais un compte à régler avec eux. Je pris donc rapidement congé d’Ennianus pour les suivre.
Je fis appel à mes connaissances professionnelles pour essayer de tirer des déductions. Vus de dos, ils ressemblaient à des citoyens ordinaires, tous les deux de même taille et de pareille corpulence. Ils portaient des tuniques marron sans manches ceinturées d’une corde tressée. Leurs bottes avaient connu des jours meilleurs. Ils n’avaient ni capes ni chapeaux. Ces deux-là devaient apprécier la vie au grand air.
Ils ne se hâtaient pas, mais marchaient en ayant l’air de savoir où ils allaient. Ce n’étaient en aucun cas des touristes. Ils se perdirent pourtant en route. Ils me conduisirent jusqu’au sommet de l’Aventin en faisant mine de se diriger vers le fleuve. Puis ils découvrirent la faille infranchissable qui s’ouvrait dans la colline et durent rebrousser chemin. Leur connaissance de Rome paraissait très limitée ; du moins n’étaient-ils encore jamais venus sur l’Aventin.
Ils finirent par se retrouver sur le Clivus Publicus et redescendirent alors la colline, passant devant le temple de Cérès pour atteindre le Circus Maximus. Arrivés là, ils s’arrêtèrent boire quelque chose afin de pouvoir demander au tavernier leur chemin.
Reprenant ma filature, je ne tardai pas à atteindre un quartier qui avait joué un grand rôle dans ma vie au cours des jours écoulés : une partie de la onzième région limitée à un bout par le Forum Boarium, où on avait découvert la cadavre de Nonnius Albius dans les déjections d’animaux. Un peu au-delà, le long de la vallée abritant le Circus Maximus, sur une étroite bande de terre, s’élevaient les maisons de Flaccida et de sa fille Milvia. À l’autre bout, se dessinait l’enchevêtrement de ruelles où se tapissait plus ou moins discrètement l’Académie de Platon.
J’étais surpris que mes deux bonshommes aient parcouru tout ce chemin pour se rendre au lupanar. J’avais enfin reconnu ces deux escrocs. Ce n’est pas à Rome que je les avais rencontrés, mais à Ostie. Ils s’étaient présentés à moi sous les noms de Gaius et Phlosis, les deux prétendus rameurs qui avaient essayé de voler la cargaison de verre de mon père. La même qu’il s’était ensuite volée honteusement à lui-même.
Je les vis entrer dans le bordel en saluant la fille à la porte comme s’il s’agissait d’une vieille connaissance. Et elle les laissa passer sans que j’aie vu d’argent changer de
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