Le temps des illusions
lettres, savants, philosophes, militaires, prélats, grands seigneurs… Le petit dieu ailé prend librement son vol et se répand en tous lieux. À la Cour comme à la Ville, dans les loges d’Opéra ou les boudoirs des hôtels aristocratiques, dans les alcôves des petites-maisons ou les bosquets complices des grands parcs ombreux : partout il est chez lui, partout il prend ses aises. Cependant, le libertinage ne se conçoit pas ailleurs que dans les classes privilégiées de la société. Le libertin obéit à un idéal aristocratique de l’existence incompatible avec la morale bourgeoise : « L’amour est l’affaire de ceux qui n’en ont point ; le désœuvrement est donc la source des égarements où l’amour jette les femmes. Cette passion se fait peu remarquer chez les femmes du peuple aussi occupées que les hommes par des travaux pénibles 8 . » Par opposition, la bourgeoisie passe pour vertueuse : « C’est la seule classe de la société, où la décence des mœurs subsiste ou subsistait encore 9 . » La littérature inspirée du libertinage atteste d’ailleurs pleinement son appartenance à la noblesse. Même lorsque les personnages sont issus du peuple ou de la bourgeoisie, c’est l’aristocrate qui demeure la référence sociale.
L’Opéra est la chasse gardée des libertins : on y accueille toute jeune femme désireuse de s’affranchir du joug d’un père ou d’un mari, et la fille galante y trouve un refuge inviolable aux rigueurs de la justice. La dernière des filles de chœur, de chant ou de danse, la plus humble figurante est émancipée de droit. Il lui suffit d’invoquer son désir d’être libre. Point n’est besoin de dons particuliers, de vocation, ni de formation ; l’engagement ou l’ajournement dépend des seuls gentilshommes de la Chambre. Mais il va sans dire qu’une haute protection n’est jamais superflue, et quelques complaisances pour le maître de ballet soutiennent efficacement la candidate. À partir de son encataloguement , et quel que soit son âge, elle échappe à la puissance paternelle et peut sortir sans risque d’être inquiétée. Il en va de même pour la femme mariée ; les droits de son époux viennent se briser devant les portes de cet asile. Cette immunité ne vient pas d’un règlement formel, mais d’une tradition solidement établie, qui résulte d’ailleurs de l’obligation pour les filles de spectacle de faire honneur à l’engagement signé par elles, et pour les directeurs de salles d’avoir toujours exactement leur personnel au complet. On pousse même les choses encore plus loin : une femme ou une fille du peuple montre-t-elle des dispositions pour le théâtre, ou jouit-elle d’un puissant appui ? On l’y inscrit d’office et une lettre de cachet l’enlève à sa famille, en dépit de toutes les protestations. Bien que la vie n’y soit pas exactement la même, le cloître et l’Opéra offrent à leur détresse la seule retraite possible. Revers de la médaille : la jeune novice ne reçoit aucun salaire et doit vivre des revenus de la galanterie, lesquels dépendent, bien sûr, de l’étendue de ses charmes et de la fortune de ses amants. À elle de bien choisir. De son côté, le grand seigneur s’estime tellement flatté de sa conquête qu’il en use avec elle comme d’un objet rare et précieux qui ajoute à son prestige. Non seulement il la couvre d’or et de diamants, mais il lui passe quelques infidélités, et ne trouve même pas à redire sur l’amant de cœur, appelé familièrement « guerluchon », à condition que la chose ne soit pas publique. Pour éviter tout incident, il ne va jamais souper chez sa maîtresse sans se faire annoncer. Ce qui comble sa vanité, c’est d’entretenir une fille de l’Académie royale de musique, qui, à ce titre, appartient au roi.
Comme c’est l’Opéra qui emploie le personnel le plus nombreux, il n’est point trop difficile de s’y faire admettre : un air mutin, un joli sourire, un pied mignon, un peu de gentillesse et beaucoup de bonne volonté, et vous voilà bientôt engagée. À leur entrée, les nouvelles recrues se font inscrire au Magasin (nom communément donné à l’école de chant et de danse), et participent aux spectacles en qualité de figurantes. Ces essaims de fraîches beautés à peine écloses, parées avec élégance et coiffées à la dernière mode, tapissent le fond du théâtre, à la manière d’un cercle de nymphes,
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