Le temps des illusions
l’observatoire de la vie politique, la fabrique des ministres et le conservatoire des secrets d’État. Mme de Tencin, qui vieillit, note la présence insistante chez elle d’une riche bourgeoise,Mme Geoffrin. « Savez-vous ce que la Geoffrin vient faire ici ? Elle vient voir ce qu’elle pourra recueillir de mon inventaire », a-t-elle dit à un nouvel habitué, le jeuneMarmontel. Cette femme intelligente qui fréquente assidûment le salon de l’ancienne nonne reçoit dans son hôtel de la rue Saint-Honoré. Elle a connu chez Mme de Tencin suffisamment d’hommes de lettres qui ont apprécié son intelligence pour les inviter. Elle veut faire de sa maison le rendez-vous des arts et des lettres. Les artistes sont conviés au dîner du lundi et les écrivains à celui du mercredi, mais rien ne la flatteplus que son commerce avec les grands. Simple dans ses goûts, mais fière au fond d’elle-même, elle redoute les passions et se construit un personnage qui risque bien de devenir l’oracle des élites de la vie intellectuelle et mondaine. Le savoir-vivre et une intime connaissance des êtres sont ses qualités essentielles.
Mme duDeffand, toujours prisonnière des caprices de laduchesse du Maine, reçoit elle aussi, mais tant que la princesse tiendra cette cour précieuse qui a fait les beaux jours de la fin du règne deLouis XIV et de la Régence, elle ne volera pas de ses propres ailes.
Les gens de finance forment encore un monde à part malgré leurs alliances avec la noblesse. Plusieurs cultivent les lettres et sont recherchés par la meilleure compagnie, mais ils ne reçoivent chez eux que celle qu’ils choisissent. Les plus en vue sont assurément lesfrères Pâris,Pâris-Duverney fournisseur aux armées etPâris-Montmartel, banquier de la Cour.M. de La Popelinière reçoit toujours aussi fastueusement. Son mariage avec Mlle Dancourt a fort mal tourné et le mari est excédé par les satires de ces beaux esprits. Lejeune Marmontel que protège le financier apprend ainsi à connaître « ce qu’est un ménage où d’un côté la jalousie et de l’autre la haine se glissent comme deux serpents. Une maison voluptueuse dont les arts, les talents, tous les plaisirs honnêtes semblaient avoir fait leur séjour et dans cette maison de luxe, l’abondance, l’affluence de tous les biens, tout cela corrompu par la défiance et la crainte, par les tristes soupçons et les noirs chagrins. Il faut voir à table ces deux époux vis-à-vis l’un de l’autre ; la morne taciturnité du mari, la fière et froide indignation de la femme, le soin que prennent leurs regards de s’éviter, et l’air terrible et sombre dont ils se rencontrent, surtout devant leurs gens 5 ». Les ménages aristocratiques prévus par une subtile stratégie familiale éprouvent souvent des sentiments qui manquent de tendresse, mais leur éducation leur a appris dès l’enfance à les cacher.
Il est clair que depuis le début de ce siècle, les gens de condition aspirent à la réputation de bel esprit et d’homme de lettres. Outre la conversation qui fait ses délices, toute la société a la fureur d’écrire et de jouer la comédie. Plusieurs hôtels et la plupart deschâteaux ont leur théâtre et on retrouve sur la même scène les plus grands noms de France mêlés à ceux de la finance. On a vu ainsi chezMme d’Angervilliers lapetite Poisson, fille d’un financier véreux, chanter le grand air d’ Armide de Lully en présence deMme de Mailly du temps de sa splendeur. La maîtresse du roi, très émue par sa prestation, l’embrassa avec effusion. Une autre fois, Mlle Poisson a tenu un rôle dans Zaïre devantVoltaire sur la scène du château d’Étiolles appartenant au fermier généralLe Normant de Tournehem. Elle a épousé depuis peuLe Normant d’Étiolles, le neveu de ce protecteur, et elle rêve elle aussi d’avoir son salon. Leprésident Hénault, qui l’a rencontrée, ne tarit pas d’éloges sur sa beauté, sa grâce et ses talents. L’abbé de Bernis, sensible à son charme, ne va pourtant pas à Étiolles, la société qu’elle reçoit ne lui convenant pas. Il y a sans doute chez elle trop de gens de finance que l’abbé n’apprécie pas. Par un singulier paradoxe, cette société qui refuse à la femme de théâtre la bénédiction nuptiale, qui continue de l’excommunier, qui jette son cadavre à la voierie, qui exerce à son endroit les lois les plus sévères, sait aussi la traiter sans
Weitere Kostenlose Bücher