Le temps des illusions
souscription était lancée et un Prospectus annonçait la publication de l’ouvrage en 10 volumes qui devrait selon Diderot « tenir lieu de bibliothèque dans tous les genres à un homme du monde… ».
Au mois de juin 1751 le Discours préliminaire signé par d’Alembert en tête du premier volume définissait l’esprit de l’œuvre : une déclaration de guerre à tous les académismes, à toutes les idéesreçues et qui constitue l’apologie de la nouvelle philosophie fondée sur la raison et la connaissance scientifique. Il oppose la nuit de l’ignorance aux lumières de la raison afin de faire prendre conscience au public des progrès de l’esprit humain dans tous les domaines. Prévue initialement comme un ouvrage de vulgarisation des connaissances scientifiques, l’ Encyclopédie se présente comme une machine de guerre dirigée contre les préjugés, à commencer par les préjugés religieux.
Enthousiasmé par cette lecture, Voltaire, alors auprès duroi de Prusse, a écrit àMme du Deffand que « d’Alembert était l’un des meilleurs esprits que la France ait jamais connus ». Si le Discours a fait l’unanimité dans le clan des hommes de lettres convertis aux Lumières, il a aussitôt excité l’ire des Jésuites. Dans le Journal de Trévoux , lepère Berthier accusa l’ Encyclopédie de piller le dictionnaire de Trévoux, d’attaquer l’enseignement jésuite et surtout d’être un monstre d’impiété.
Comme on s’en doute, le contenu de l’ouvrage est très divers et la longueur des articles extrêmement variable. On a ainsi consacré une colonne à « France », six lignes à « Alpes »… D’autre part, les renvois d’un terme à un autre permettent des réfutations parfois surprenantes. SiVoltaire dit que l’ Encyclopédie est une véritable Babel,Diderot n’hésite pas dans l’intimité à parler de « fatras ».
Mais que retenir de ce « fatras » ? Tout d’abord beaucoup de renseignements précis sur les sciences, les arts et les techniques. Tous les auteurs traitant de ces questions prêchent pour la liberté de l’entreprise et pour celle du commerce, indispensables au développement économique. On ne relève rien de subversif en ce qui concerne la littérature et lorsqu’on aborde les questions politiques, on voit que les auteurs ont fait preuve de prudence. Cependant, si l’institution monarchique n’est pas remise en cause, le droit divin est rejeté comme une conception aussi obsolète que ridicule car c’est dans le domaine religieux que se manifeste l’audace des rédacteurs ; ils opposent la foi à la raison et dénoncent le christianisme comme générateur de superstitions, de fanatisme et d’intolérance. L’article « Christianisme » signé par Diderot est un brûlot contre l’Église.
Manifeste des Lumières fondées sur la raison qui rationalise tout, l’ Encyclopédie propose une nouvelle conception du mondeoù la religion cesse d’être une référence à l’absolu pour devenir une thérapeutique de la vie personnelle. Entre le christianisme traditionnel et le matérialisme athée, les philosophes ont élaboré une religion spécifique, le déisme, qui suppose une telle distance entre Dieu et sa créature que celle-ci doit trouver sa place sur terre où elle jouira du bonheur sans remords. Ainsi les rapports de l’homme au monde changent du tout au tout. Les philosophes recherchent les fondements rationnels d’un ordre qui ne soit plus garanti par le droit divin. Ils fondent le droit sur la nature. Ce droit naturel doit protéger la liberté de l’individu tout en lui prescrivant ses devoirs. Partant de ce principe, les discussions sur ce sujet vont au-delà de la morale et de la religion : elles ruinent la théorie de l’absolutisme de droit divin, autrement dit la conception de la monarchie telle que la concevait Bossuet au siècle dernier. L’homme des Lumières fait pour ce monde revendique le droit au bonheur et sa dignité s’oppose à l’idée d’un gouvernement despotique.
Jusqu’à la publication du deuxième volume (janvier 1752) – lequel va jusqu’à la lettre E –, le débat sur l’ Encyclopédie est resté circonscrit au monde des salons. Seul le Journal des Savants émit quelques doutes sur la piété de certains auteurs, tout en louant l’entreprise. Cependant, les Jésuites fourbissaient leurs armes : ils ont lancé leur attaque contre l’abbé de Prades, auteur d’une thèse
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