Le train de la mort
gicle.
— Au secours !
Le wagon, gigantesque tambour, résonne d’appels, de hurlements, de coups frappés aux parois, de peur, de folie, de délires.
Près d’André Gonzalès, un père et un fils, qui ne songeaient au départ qu’à se protéger, qu’à s’aimer, roulent, jambes et bras mêlés, s’insultent. Ils se relèvent. La vague reflue. Les rais de lumière illuminent deux lames. Le père et le fils tournent :
— Tu vas voir.
— Ordure !
— Je vais te faire la peau !
Ils se font la peau.
Le fils saute sur le dos du père. Couteau. Dans ce vacarme hallucinant, chacun peut entendre le « han ! », les « han ! han ! » de joie du fils.
— Alors xcix ce qui s’est passé là, à mes pieds, est inimaginable. Le fils saute sur le corps de son père. La peur me cloue à la paroi. Tout autour d’autres se battent, s’égorgent mais je ne vois que cette scène, sous moi… Le fils se penche sur le père. Il pleure. Son couteau plonge dans le corps, déchire les chairs. Le ventre est ouvert. Il s’acharne. Puis il plonge ses deux mains dans les entrailles… arrache… se coiffe… se passe autour du cou les intestins. Je me détourne. Je sens cette folie monter en moi. J’ai l’impression de vivre mes dernières secondes. Je revois les visages de mes parents, je pleure, je prie. J’étouffe. J’ai soif. Le fer me brûle. Et ce bruit, toujours ces cris. Ces coups… Il faut rester debout. Si je me baisse, si je m’allonge, je suis mort. C’est à cet instant qu’une bouteille éclate sur ma tête, ma tempe droite est ouverte. Blessure large, longue, profonde. Un ruisseau de sang inonde mon visage. Je tombe à genoux. C’est le noir complet. Les râles s’estompent. Je dois me relever. Assommé, abruti, je retombe sur des cadavres. Je m’appuie sur eux. Je distingue des masses sombres. Le « fils » râle tout contre moi. Les autres l’ont neutralisé. Un dernier effort. C’est ma mort. « Mon Dieu ! » Je m’évanouis.
10 h 50 – Fismes gare.
Le chef de gare Louis Chassard tend la main à Lucien Tangre :
— Manteau vous a prévenu ? On ne sait jamais ! Les salauds font passer un train de déportés pour essayer les voies nouvellement refaites. Peut-être que votre fils est parmi eux…
Les Tangre habitent près de la gare ; c’est là que le 4 avril la Gestapo de Reims est venue arrêter Georges Tangre, dix-huit ans.
Sur le quai n° 1, Raymonde, la jeune sœur de Georges, vient de rejoindre son père :
— Voilà le train ! Pourvu que Georges ne soit pas…
Ballet de l’escorte.
— Ils crient « à boire », M. Chassard, il faut faire quelque chose.
Le chef de gare s’adresse à un gendarme :
— Oui vous pouvez donner de l’eau, mais seulement de l’eau.
Chassard, Lucien et Raymonde Tangre remplissent des bouteilles.
— Vite, ils vont repartir !
— Et Georges ?
Raymonde court sur le quai : Lucien Tangre distribue six bouteilles.
Drapeau !
— Et puis c voilà le train qui démarre. Nous étions là, hagards, n’en croyant pas nos yeux. Soudain : un cri, un prénom lancé, le mien ; oui, ce « Raymonde » fut jeté de l’un de ces wagons. C’était Georges. C’était Georges ! Et là, sur le quai, nous restions anéantis, brisés. Que pouvions-nous faire contre ces soldats qui me saluaient de la main, qui riaient de me voir pleurer ? J’avais seize ans… Jamais je n’oublierai ces visages… et mon pauvre papa à côté de moi… Que n’aurais-je donné pour qu’il ne soit pas présent. Son fils, son « grand » le quittait. Nous avons vu Georges quelques secondes… Mais j’ai entendu sa voix. Mon père a dit « Georges » et puis « mon fils ! ». Le train était parti.
10 h 50 – Fismes gare (wagon Helluy-Aubert-Villiers).
C’est à l’arrêt de Fismes que nous entendîmes, pour la première fois, les appels ci , puis les cris et hurlements frénétiques des camarades enfermés dans le wagon nous suivant. Tous entendirent, très nettement au milieu des coups sourds mais répétés, frappés contre les parois, des appels « au secours » poussés par des voix hurlantes qui demandaient aussi de l’air, de l’eau ; puis des injures, des martèlements continus et violents. Nous ignorions alors, à ce moment-là et pour cause… que nos pauvres camarades, à la porte de l’asphyxie collective, rendus fous par l’ambiance infernale où ils étaient maintenus, se battaient
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