Le train de la mort
déplacement de malades rompt le calme et il va falloir y renoncer par la suite afin d’éviter le désordre et les remous qu’il provoque. Les discussions reprennent de plus en plus vives. Les positions sont si mal commodes que chacun en vient à rendre responsable son voisin. Mais, ce que le professeur Vlès redoutait arrive : les « droit commun » se disputent entre eux ; j’entends : « Tu as profité de ce que j’étais pas là pour… salaud, vendu, etc. » Une bousculade se produit. Nikis veut intervenir pour les calmer, il s’approche ; un coup de poing le fait basculer sur ceux qui sont assis derrière lui ; ils le maintiennent pour arrêter la bagarre ; il se débat, lance des coups de pieds dans tous les sens ; enfin, on arrive à le calmer. B… qui encore, il y a quelque temps, fredonnait une chanson, ne plaisante plus. Il souffre du manque d’air et sa figure est angoissée. À côté de lui, L… la tête penchée sur la poitrine semble somnoler. Nous venons de dépasser Soissons ; le train change sans cesse de direction, passe d’une voie à l’autre (à la suite des bombardements, les voies sont déviées fréquemment). Le soleil est implacable ; il sera ainsi pendant toute la journée. La soif est terrible. Pour essayer de la calmer, certains mangent un morceau de leur saucisse, mais elle est poivrée et la soif n’en est que plus intense. Malgré toutes nos supplications, les gardiens nous refusent de l’eau ; rarement les cheminots, au risque de leur vie, réussissent à nous en passer une bouteille.
Soudain un cri désespéré, effroyable : « L… est mort. Il semblait dormir, je l’ai secoué pour le réveiller, il s’est affalé. » Celui qui vient de faire cette découverte, le regarde, hagard. Il ne peut réaliser ce malheur. Les yeux du mort sont entrouverts, sa face est violacée, et un peu de salive coule le long de ses lèvres. Il doit être mort depuis quelque temps et personne ne l’avait remarqué. Nous ne tardons pas à compter un deuxième décès. C’est le voisin de Nikis qui, lors de la première bagarre, l’a maintenu. Soudain, il se met à crier, à se débattre, prend à partie un de ses camarades, des coups sont échangés. Il retombe épuisé ; quelques minutes après, il ne respire plus.
3 LE SABOTAGE
10 h 35 – Reims gare.
— M. Renard, le téléphone, c’est pour vous ; dans votre bureau.
Le secrétaire général de la gare de Reiras saisit le combiné :
— Renard, j’écoute.
— Ici aiguillage n° 2 . Terminé 11 heures.
Ollinger a réussi. Il a réussi. La voie sautera à 11 heures. Paul-Émile Renard allume sa première cigarette de la journée.
— Une cigarette, monsieur Jacquet ?
— Merci.
Jacquet, chef de gare adjoint, a remplacé Marcel Falala au lendemain de son arrestation et s’est installé à son bureau.
— Je vous trouve bien gai, Renard pour un dimanche.
— Il y a de quoi : la voie va sauter à 11 heures, à Saint-Brice.
— Quoi ?
— 11 heures, Saint-Brice. Juste avant le passage du 7909. C’est le dernier train de Compiègne. Il n’arrivent jamais en Allemagne.
— Mais vous êtes fou !…
— Je ne crois pas.
— Vous êtes fou. Vous allez nous faire fusiller. Tous !
10 h 50 – Fismes gare (wagon métallique, André Gonzalès).
Ils ont soutenu l’homme qui avait été frappé à mort par les gardiens de la gare de Compiègne, pendant une heure. Ils l’ont relâché. Il râlait. Dans son coin André Gonzalès prie. La voix « ferme » réclame le silence :
— Nous allons prier.
— Pauvre con.
— Nous allons prier. Je vais réciter la prière des agonisants.
André Gonzalès poursuit « sa » prière. Quelqu’un crie :
— Je ne veux pas mourir.
Puis d’autres.
— Il faut arracher le plancher !
— Je vous salue Marie…
— On va crever !
Dans le noir, troué de rais de lumière vive, une vague de fond soulève la partie droite du wagon. La voix « ferme » râle à son tour.
— Je vous en prie. Je vous en prie.
— Toi et tes prières.
André Gonzalès tourne le dos, s’enfonce, bras protégeant la tête, dans son coin de fer. Il ne comprend pas. Ne peut imaginer, devine les silhouettes, les phrases.
— Ne bougez plus. Ne vous tuez pas.
Ils se tuent.
Des hommes armés de couteaux, de fourchettes, de morceaux de fer, montent sur leurs voisins qui s’écroulent. Pieds, mains. Piétinement. Coups. Le sang
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