Le train de la mort
Allemands en avaient fait.
16 h 35-20 heures – Reims, voie de garage (wagon Sirvent).
— Je vois clxxiv un pont et sur ce pont des promeneurs endimanchés. Un homme et une femme, accoudés sur le parapet, regardent ce train insolite. Comprennent-ils ce qui se passe ? Comprennent-ils la raison des cris inhumains qui parviennent à leurs oreilles ou sont-ils indifférents ? À quoi pensent-ils ? Je leur en veux : ils sont libres et ils respirent.
— La puanteur maintenant s’ajoute à la chaleur. Les cadavres se putréfient rapidement et nous devons monter dessus pour ne pas avoir les jambes prises.
Il est très difficile de conserver son équilibre, malheur à celui qui tombe, il lui est pratiquement impossible de se relever. Malgré la soif, la fièvre, l’odeur de cette masse inerte et molle que je foule aux pieds, je peux encore tenir et je suis conscient. J’ai alors l’idée de me servir de ma ceinture comme poignée de soutien. Je la passe autour de la lisse qui est fixée en haut de la paroi et la bouclant je peux y passer le bras gauche qui, replié, me permet d’obtenir une position sinon satisfaisante mais du moins acceptable, compte tenu de la situation.
— J’étais clxxv avec un copain de mon village : Eugène Martin. Il avait beaucoup de mal à respirer ; je crois qu’il avait eu des côtes cassées fors de notre passage à la Gestapo de Laon et il se plaignait de violentes douleurs au thorax. J’essayais de l’approcher d’une lucarne… C’est alors que se déclencha une seconde bagarre, terrible, meurtrière, car un gars qui se tenait en permanence près d’une ouverture devint subitement fou furieux et se mit à taper autour de lui à coups de poing, de pied et aussi avec un couteau qu’il avait dû camoufler lors des fouilles. Ce fut atroce, la folie devenait collective. Tout le monde tapait sur tout le monde… Je m’étais toujours tenu près d’Eugène qui était de plus en plus faible. J’avais sa tête sur mes genoux, ses mains dans les miennes. Je réclamais de l’eau pour mon pauvre ami. Il n’y en avait plus depuis longtemps ; il souffrait beaucoup. Une sueur glacée coulait sur son visage. C’est alors que j’ai compris que mon ami allait mourir.
— J’aperçois clxxvi un camarade les yeux hagards, un couteau à la main. Il s’avance vers moi et veut m’enfoncer le couteau dans le ventre en disant : « Il faut que je fasse la peau à quelqu’un avant de mourir clxxvii . » J’étais entouré de cadavres. J’arrive quand même à sortir un pied avec lequel je repousse mon camarade qui s’affole, hurle comme une bête et meurt. Moi je suis tombé également dans le coma. Combien de temps ?… Quand je me suis réveillé, quelle odeur ! J’étais enfoui sous les cadavres, la tête seule dépassait. Avec beaucoup de peine je me suis relevé ; j’avais le nez et la bouche recouverts d’ampoules suppurantes.
J’ai l’impression clxxviii que je vais mourir étouffé : un corps est tombé sur moi. C’est celui d’un homme à large charpente. Il m’écrase. Je rassemble mes forces. Je le repousse. Où ? Sur quelqu’un d’autre sans doute, puisqu’il n’y a pas dans ce wagon un espace libre, un endroit où il n’y ait quelqu’un.
— Je ne crois pas clxxix en Dieu mais à ce moment-là j’ai compris que seul Dieu pouvait me sauver… Collé à la paroi, je repoussais ceux qui voulaient me saisir. J’ai tout le temps conservé ma lucidité. Par contre, Ludo, qui était à côté de moi a été attiré par la mêlée, poussé par une force incompréhensible. Il s’est soudain avancé, a donné quelques coups, puis il est tombé comme les autres…
— Debout clxxx dans un angle de cette prison, sur cette masse de corps, je m’efforce de conserver mon calme, de ne pas m’affoler, écartant du pied ou du poing les pauvres déments qui s’approchent de moi, c’est ma seule chance de salut. Je reconnais près de moi, mon camarade Marcel Garroux de Tulle, un garçon de vingt ans, qui gît sur ce tas de cadavres ; je pense à ses parents, une profonde émotion m’étreint, il était fils unique. Un autre Tulliste, Jean Martel, tombe à son tour, je le saisis à bras-le-corps, je le traîne de toutes mes forces vers l’unique ouverture où je le maintiens à plusieurs reprises, l’air frais le ranime, il est sauvé !
— Il y a des choses clxxxi qui font l’honneur de l’homme. Ramassant ce qui leur restait de
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