Le train de la mort
veut mourir dans cet enfer. Le convoi, lui, ne repart toujours pas. Voilà un long moment que je me bats, un brodequin dans chaque main, pour empêcher ceux qui sont devenus fous de m’étrangler ou de me tuer avec un couteau. Adossé à la paroi du wagon, le dos en lambeaux, je lutte déjà depuis de longs instants avec toutes les forces qui me restent ; du sang partout, sur le plancher, sur mon corps, sur mes mains, sur les cadavres et les mourants enchevêtrés. Un homme, le regard convulsé, couvert du sang de plaies béantes, s’approche de moi menaçant, un débris de bouteille à la main. Comme un automate, je lance mes bras en avant, l’écume au coin des lèvres. Je frappe encore avec tout ce qui me reste de forces. Atteint à l’estomac par une chaussure, déséquilibré, il tombe en arrière et déjà des pieds le piétinent. Brusquement, mes yeux ne distinguent plus rien ; cette scène s’estompe dans le brouillard, mes forces m’abandonnent, ma tête tourne, je sens vaguement mon cœur qui s’affole, je lâche les chaussures, mon corps glisse le long de la paroi, c’est fini.
Dans la partie clxviii arrière droite du wagon se sont regroupés tous les Espagnols. Ils sont une trentaine. Antoine Garcia et Felipe Espino, réfugiés républicains, ont été arrêtés dans les montagnes de Montségur ; ils s’étaient engagés dans la troisième brigade des Guerilleros espagnols de Fraychinet, spécialisée dans les passages clandestins vers l’Andorre et l’attaque des convois allemands sur les routes tortueuses de l’Ariège. Garcia et Espino sont décidés, une fois encore, à tout tenter pour échapper à la mort. D’abord, ils « économisent » : pas de gestes brusques ou inutiles, profondes respirations, silence total. Lentement Garcia tire à lui le corps d’un jeune coiffeur espagnol qui vient de mourir. Il porte au pieds de magnifiques chaussures de football sans crampons. Garcia ne peut résister à la tentation : ses orteils « voient le jour » depuis son arrestation. Il enlève ses espadrilles déchirées et, lentement, toujours sans prononcer un mot, déchausse le coiffeur. À la lucarne, un grand sec répète inlassablement :
— Je suis Alsacien. J’ai travaillé pour l’Allemagne, pour les Allemands. Je veux encore travailler… Je suis…
Garcia passe un tube de dentifrice à Espino. Espino dépose un centimètre de pâte sur son index, se frotte les dents et essuie le doigt sous les narines. Garcia, à son tour, utilise le dentifrice. Toutes les dix minutes, ils recommenceront l’opération.
Des camarades clxix pour assouvir leur soif urinaient dans divers récipients et buvaient ; nous n’avions pas la moindre force pour retenir ces gestes qui devenaient bien souvent mortels. Le wagon devenait un charnier, car tous les camarades qui avaient eu la faiblesse de se laisser glisser à environ trente centimètres du plancher étaient, s’ils n’avaient pas la réaction ou la force de se relever, irrémédiablement perdus. J’ai vu, avec mes camarades Tajean et Teisseyre, vers le milieu de ce charnier où les corps devenaient violacés presque aussitôt, le père et le fils, certains que leur voyage ne pouvait n’avoir qu’une seule fin, faire leur prière et, celle-ci terminée, se prendre mutuellement le cou en tentant de s’étrangler. Malgré le peu de force que nous possédions, une réaction en nous s’est produite et nous avons pu empêcher cet acte qui, d’ailleurs, s’est reproduit un peu plus tard. Plus le temps s’écoulait, plus nos camarades tombaient sans que nous puissions faire quoi que ce soit. Les corps s’amoncelaient, et l’odeur qui s’en dégageait n’arrangeait rien au peu de courage qu’il nous restait.
— Mon camarade Tajean et moi-même avions pris sous notre aile le jeune René Teisseyre qui devait avoir dix-sept ou dix-huit ans. Nous lui avions recommandé de ne pas se coucher. Nous étions tous les trois debout contre la paroi du wagon, l’air était plus respirable car les morts nous laissaient, hélas, un peu d’air. Toujours debout contre la paroi, Tajean s’assoupit et au bout de peu de temps je fis de même sans m’en rendre compte. Quand je m’éveillai, je ne vis plus mon ami Teisseyre. Je réveillai Tajean et nous regardâmes où était notre ami, mais on ne le vit pas.
— Un gros costaud clxx s’effondre contre moi. Une heure avant il avait pris ma défense car des Espagnols avaient volé ma boule
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