Le train de la mort
de pain. Dès que j’avais constaté cette disparition, j’avais crié : « Merde, on m’a fauché ma miche…» Aussitôt, mon voisin le costaud, que j’admirais pour son assurance, commença un laïus dans le genre : « Camarades, nous allons peut-être à la mort, ce n’est pas le moment de nous tirer dans les pattes et de nous voler…» Deux Espagnols marmonnèrent quelque chose, d’un air mauvais. Le costaud, alors, après les avoir pris par le collet, les fit s’assommer mutuellement en heurtant leur front. Et maintenant, mon défenseur était mort. Deux frères se lancent la balle à propos de leur arrestation. Nous sommes dans une ambiance de tribunal. Finalement l’un d’eux a la langue arrachée et j’entends son frère crier : « Maintenant tu ne diras plus rien…» La folie n’épargne aucun coin. Je compte approximativement une quinzaine de morts. Je vois un déporté qui engloutit sa boule de pain et ayant enfoncé son chapeau jusqu’au nez se laisse mourir étouffé. Je ne la mène pas large. Un camarade qui est sûrement dans la médecine me prend la main et me dit : « Cela ne va pas très fort, mais il faut encore tenir le coup ; avec la fraîcheur de la nuit ça s’arrangera. »
16 h 35-20 heures – Reims, voie de garage
(wagon Habermacher).
— Je me glisse clxxi entre deux morts, vers la portière et n’en bouge pas. Le nez collé à la fente, je respire. C’est alors que je me rappelle mon ami Claude Mathieu, je l’aperçois parmi les fous qui le piétinent, dans le fond du wagon. Il ne remue plus, j’arrive à le traîner vers la porte et l’allonge près de moi, son nez contre la fente, puis je hisse deux cadavres sur nous. L’air frais lui a fait du bien, peu de temps après il revenait à lui. Pendant ce temps, la tuerie continuait. Avec la chaleur les cadavres se décomposaient et dégageaient une odeur suffocante, insupportable.
— Rappelez-vous clxxii , étant jeunes, les insectes que vous accumuliez dans les boîtes, grouillant, se culbutant, se chevauchant pour pouvoir respirer, ou si vous préférez des naufragés appuyant sur la tête de leurs camarades pour essayer de surnarger et se raccrocher à la vie. Il n’était plus question de raisonner ; chacun veillait à sa propre existence et cherchait à se protéger le mieux possible contre une bande de fous furieux qui écrasaient, piétinaient, frappaient, les uns assenant des coups de bouteille, d’autres s’étranglant au milieu de râles horribles. Déjà plusieurs gisaient à terre agonisants. Si par hasard vous étiez foulé aux pieds, votre perte était irrémédiable. Le drame battait son plein, de nombreux cadavres jonchaient le sol, Mon camarade assis à côté de moi (car jusque-là nous avions eu la chance d’être assis, étant à une extrémité du wagon, et adossés contre la paroi) se pencha et me confia : « Mon vieux, je sens que pour moi c’est bientôt la fin ; aussi avant de partir je voudrais te confier mes dernières pensées : tu diras à ma femme combien je l’aimais ; j’aurais tellement voulu la rendre encore heureuse, notre vie conjugale était si belle avec nos quatre enfants ; ma femme est capable de les élever, mais la main d’un homme est toujours nécessaire. L’aîné a quinze ans, lui il comprendra, j’en suis certain… Ils sont si beaux mes enfants ; que c’est triste de mourir loin d’eux et sans avoir rien fait ; dis-leur que ma dernière pensée était pour eux. »
— Puis il se leva, empoigna son chapelet offert à Compiègne par quelque évêque détenu comme nous, enjoignit les autres à réciter une prière pour le salut commun. Ses yeux fulminèrent, il bava, il était fou.
Il envoya des coups de pied à tort et à travers et fut comme happé par la cohue. Il aurait fallu être de marbre pour rester insensible à une telle scène ; chaque mot qu’il prononça me hacha le cœur et souvent cette scène me hante encore.
— Je me souviens clxxiii que lorsque nous mettions un doigt dans la bouche, nous arrachions des peaux blanches. La seule chose pour tenir était de boire notre urine. Cela calmait notre soif un moment, mais quelques instants plus tard, le feu reprenait… Nous avons perdu Louis Reverdy, maire de Sassenage, puis un camarade s’est tué. Il était de Villars-de-Lans, les Allemands avaient tout brûlé chez lui et il était sans nouvelles de sa famille. Il nous demandait souvent si nous savions ce que les
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