Le train de la mort
quittée pour la première fois, que, dominant mon émotion, je lui dis :
— Eh bien, c’est entendu, nous allons boire un coup.
Cet attendrissement de ma part faillit provoquer la catastrophe.
Aidé de quelques camarades, nous plaçons le tonneau horizontalement sur la tinette, la bonde tournée sur le côté, et la distribution commence. La soif est intense ; les yeux sont sortis des orbites ; les visages sur lesquels la sueur perle sans arrêt, sont cramoisis ; les bouches sont pour la plupart grandes ouvertes, la lèvre inférieure pendante, les regards fuyants, tel le moribond dont l’âme a déjà quitté ce monde.
Chacun voulant essayer de se faire servir au plus tôt, tous les occupants du wagon sont immédiatement debout ; les préposés à la ventilation arrêtent leur besogne. Cette masse de chair suante qui se remue provoque à la fois une chaleur supplémentaire et un air de nausée qui rend l’atmosphère encore plus difficile à respirer. La distribution était à peu près à moitié faite, quand, tout à coup, un camarade s’abat, puis un deuxième. Je les fais tirer près de la fenêtre, on les ventile immédiatement ; quelques instants après, ils reviennent à eux ; mais en voilà un troisième, puis un quatrième qui s’affaissent de nouveau ; on leur applique le même remède. Au bout de quelques instants, ils ont également repris leur sens.
La distribution tire maintenant à sa fin. Il n’en reste plus que cinq ou six à servir. Je sens que je ne pourrai pas aller jusqu’au bout. Je donne la mission de poursuivre la distribution au camarade le plus proche et je vais me placer quelques minutes le nez à la fenêtre. Je reprends le dessus et je reviens m’asseoir à ma place. À peine installé, quatre nouveaux camarades perdent connaissance. Eux aussi nous arrivons à les ranimer.
Il est maintenant 7 heures ; la température s’est un peu rafraîchie ; de gros nuages cachent le soleil ; l’orage gronde au lointain ; il est permis de penser que le danger est écarté et que la fraîcheur de la nuit va remettre tout en ordre.
16 h 35 – 20 heures – Reims, voie de garage (wagon de 80).
Weiss clxxxvii réussit à appeler une sentinelle qui marchait le long du wagon :
— Ouvrez, nous avons des morts et des mourants.
— Faites-en de la marmelade de prunes.
Cet échange de paroles eut lieu en allemand. Le convoi, tout en restant en gare, fut déplacé et il stationna ensuite contre un train de paille dont les wagons étaient chargés jusqu’à une très grande hauteur. La situation devint proprement intolérable : l’immobilité du wagon et la présence du convoi chargé de paille empêchaient toute circulation d’air. Un camarade inconnu de moi fut pris d’une agitation violente et d’une crise de tremblements. Ceux qui le connaissaient parlèrent de paludisme. Nous le fîmes glisser entre nous et approcher de la lucarne. Je le vis mordre à pleine bouche les fils de fer barbelés : le sang coulait de sa bouche. J’ignore qui il était et ce qu’il advint de lui.
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* *
Dans les trois autres wagons « sans morts » du convoi : (wagon Lamirault-Lutz ; wagon Helluy-Aubert-Villiers ; wagon Weil) la discipline est toujours acceptée et contrôlée… parfois énergiquement. La machine enfin relevée s’attelle au 7909. Le chauffeur Hauller et le mécanicien Mulette ont reçu pour consigne « de ne pas traîner ».
20 heures – Reims gare.
— Au moment où le train clxxxviii allait partir, l’officier chef de convoi nous a donné l’ordre de ramener les deux morts clxxxix et de les déposer dans un wagon vide, en tête, qu’il nous avait désigné. Il me dit : « Il y a un paludéen dans le convoi, il faudrait que l’on puisse téléphoner à Châlons pour que l’on nous procure de la quinine cxc . »
Et le train partit.
20 h 35 – Saint-Hllaire-au-Temple (wagon Guérin-Canac),
— Notre cxci train s’arrête dans un petit bois de sapins que je connaissais et qui était en lisière du camp de Mourmelon. Au gardien qui se trouvait en faction sur le talus, je dis : « Nous avons vingt-cinq morts. »
Il répond : « Je m’en fous. » Un monsieur qui avait l’air d’un ancien militaire, s’adresse au même gardien mais en français : « Fusillez-moi. C’est une question d’honneur. » L’autre ne comprend pas. Nous restons stupéfaits de l’audace de notre compatriote. Nous avons retrouvé son
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