Le train de la mort
?
15 h 20 – Sarrebourg gare.
La corvée de prisonniers serbes commence à répandre sur la voie trois cents kilos de chlorure de chaux.
Robert Mangin serre la main du capitaine Mulherr :
— Je pense qu’aucun commissaire de gare n’aurait eu votre courage…
— J’ai vu aujourd’hui, pour la première fois, l’enfer. Je ne l’oublierai jamais. Maintenant, il me faut attendre le jugement dernier cclxxviii .
15 h 25 – Locomotive.
Le mécanicien Jean Koestler regarde une dernière fois la feuille de route : moyenne imposée quarante kilomètres/heure. Il se retourne vers son chauffeur :
— Nous allons aborder le tunnel de trois kilomètres. Je vais accélérer à fond, comme ça, ils auront un peu d’air frais dans les wagons. Il y a cinq tunnels jusqu’à Saverne. Ça va les remettre sur pied.
— Dans les tunnels cclxxix il faisait un peu plus frais mais l’on sentait la puanteur des cadavres… J’étais très jeune, j’avais peur de mourir, je me suis mis à prier.
17 h 15 – Haguenau gare.
Friedrich Dietrich est le premier à sauter sur le quai de la voie VIII. Le lieutenant qui commande les schupos de la garnison de Haguenau tient un chien berger en laisse. Les ordres de Dietrich se résument en une seule phrase :
— Personne ne pourra approcher à moins de vingt mètres du train.
Il salue et remonte dans son compartiment.
Charles Krieger le « visiteur » de la gare et Ernest Reichmann « chef de service » assurent le contrôle des wagons et le changement de machine en quinze minutes. Lorsque Ernest Reichmann passe une dernière fois devant la voiture voyageurs de Dietrich, il aperçoit plusieurs gardiens qui boivent du champagne.
Le 7909 quitte Haguenau à 17 h 33.
3 5 JUILLET
LA DERNIÈRE ÉTAPE
Je crois cclxxx que j’ai pleuré en franchissant le Rhin : les uns disent au pont de Kehl, les autres à Karlsruhe – qu’importe ? Dans pratiquement tous les wagons on a chanté la Marseillaise. Je savais maintenant que tout était fini, que quelque chose d’autre, peut-être aussi horrible, nous attendait. Même si je n’avais plus de larmes, je sais que j’ai pleuré, oui j’ai pleuré, tout au long de cette dernière étape. Je n’étais sans doute pas le seul.
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Dans la nuit cclxxxi l’orage éclate ; une pluie diluvienne tombe qui rafraîchit le wagon. Nous en recueillons avec nos mains par les lucarnes et en buvons tout notre saoul, puis nous en distribuons aux malades. Nous sommes heureux, l’un de nous entonne un cantique à la Vierge que nous reprenons en chœur, pour remercier le ciel. Tout le monde s’endort y compris les malades que la boisson a soulagés, cette nuit il n’y a pas eu de mort.
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Je cclxxxii suis un des rares prisonniers qui ne se soient pas trouvés mal pendant le trajet. Mes chevilles sont presque aussi grosses que mes mollets. Je ne tiens plus.
Comme c’est mon tour de me reposer, Clauzade me laisse sa place. Je m’assoupis et somnole pendant quelques instants. Je suis chez moi, je revois ma femme, ma petite Madeleine et je tiens mon petit gars dans mes bras. Réveillé brusquement, je me relève.
— Qu’avez-vous ? me demande Clauzade. Restez assis au moins. Reposez-vous !
Alors je fonds en larmes et je sanglote.
Je me suis toujours efforcé de ne pas penser à ma petite famille et il a fallu ce maudit rêve pour me démoraliser : je n’aurais pas dû m’endormir.
— Allons ! me dit Clauzade, du cran, nous allons arriver bientôt. C’est justement en pensant aux vôtres que vous devez avoir du courage.
Cette maudite dépression dure quelques minutes et je finis par me raisonner et me dominer.
Karlsruhe.
Je cclxxxiii remarque en particulier le hall de la gare complètement écrasé par les bombes.
Pforzheim.
Pforzheim cclxxxiv que je connais pour y être venu en 1936. Des femmes aux fenêtres font de la main, des signes d’amitié aux soldats placés dans les vigies mais s’aperçoivent rapidement que ce n’est pas un convoi militaire mais une bande d’ennemis du III e Reich, de terroristes, de Juifs… Les mains se baissent, les visages souriants se figent, pleins de mépris.
Stuttgart.
Le train cclxxxv roule maintenant dans un paysage verdoyant avec de belles forêts de sapins, paysage dont le charme incontestable ne nous aurait pas laissés insensibles en des temps meilleurs. Dans un pré, j’aperçois un uniforme kaki, mais délavé et terne. Un soldat
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