Le train de la mort
défaitiste. J’ai beaucoup d’admiration pour votre sens aigu…
— Je vous en prie docteur. Il faut sauver ces hommes. Vous le pouvez ! Nous n’avons qu’à aller trouver le responsable du convoi et lui dire que devant le risque d’épidémie vous décidez de faire enterrer le plus rapidement.,.
— Possible tous ces morts… C’est ça ! Comme vous y allez. Je vous ai déjà dit que seuls les vivants avaient de l’intérêt pour moi. De plus, j’ajouterai qu’il ne m’est jamais venu à l’idée de transgresser un ordre et surtout un ordre d’Himmler. C’est vous-même qui m’avez déclaré que le chef de convoi se retranchait derrière la phrase d’Himmler : « Morts ou vifs. » Il a raison. Je suis au regret. Veuillez m’excuser.
Mulherr ferme les yeux. Le wagon de voyageurs dans lequel vient de prendre place le capitaine Friedrich Dietrich est à moins de trente mètres. Mulherr, en quelques secondes, s’est décidé.
— Je dois le faire. C’est mon devoir.
Le sous-officier d’ordinaire attend devant la porte de la cantine. Mulherr, sans s’arrêter :
— Faites sortir les marmites. Nous allons commencer la distribution.
Mulherr ouvre la porte du compartiment :
— Avez-vous reçu une réponse de Berlin ?
— Cela ne regarde que moi.
— Très bien. J’ai décidé de faire distribuer la soupe destinée, d’après les ordres que j’ai reçus de ma direction, à ce convoi.
— Vous êtes têtu. Très bien ! Un de mes hommes va déplomber les wagons. Mais je vous préviens, vous les responsable et seul responsable de toute tentative d’évasion. Le train pourra partir ?…
— Les voies ne seront libres qu’après 15 heures.
— Nous nous reverrons.
— Les portes cclxvi s’ouvrent. Au lieu des habituels gardiens, pleins de hargne et de menaces, ce sont des infirmières de la Croix-Rouge allemande qui sont là, devant nous. Dans le regard de ces femmes, je crois déceler un instant comme une grande tristesse, une lueur qui trahit leur dégoût, leur honte devant tant d’inhumanité, tant de cruauté, de bestialité inutile et stupide ! Elles nous distribuent une soupe et nous font apporter des baquets d’eau. Ce sera notre seule nourriture pendant les quatre jours de cette hallucinante et tragique « errance ».
12 h 40 – Sarrebourg gare (wagon Rohmer).
— Des infirmières cclxvii de la Croix-Rouge nous distribuent un demi-litre de soupe dans des cornets de carton, soupe absolument délicieuse… Entendant l’infirmière dire en alsacien à sa voisine : « C’est une honte de traiter les gens de cette façon », j’en profite pour lui donner l’adresse de mes parents, en lui demandant de les rassurer sur mon sort, ce qui a été fidèlement transmis cclxviii .
12 h 40 – Sarrebourg gare (wagon Garnal-Mamon),.
Un gardien cclxix au moment du ravitaillement par la Croix-Rouge, a frappé avec la dernière sauvagerie, un de mes camarades et moi-même, alors qu’il nous avait fait descendre pour aider les infirmières à porter la marmite de soupe, et parce que nous étions descendus torse nu. Il parlait le français couramment, même l’argot parisien, puisqu’il s’est exprimé en ces termes pour nous reprocher notre tenue : « Ah ! vous voulez vous ballader à poil devant les gonzesses ; je vais vous en foutre, bande de salauds. »
12 h 40 – Sarrebourg gare.
Le train cclxx stationnait en plein soleil. À un moment donné j’ai remarqué que des déportés qu’on avait sans doute fait descendre uniquement pour cela ont amené et couché dans l’herbe, à proximité de la cuisine, l’un des leurs. Je suis allé lui porter de l’eau, sans pouvoir parler aux déportés qui l’entouraient. J’ai constaté que tous étaient torse nu et n’avaient pour seul vêtement que leur pantalon. L’homme qui était couché dans l’herbe est mort presque aussitôt après qu’un déporté qui portait une croix autour du cou se soit approché de lui pour une prière.
12 h 40 – Sarrebourg gare (wagon La Perraudière-Segelle).
Un gobelet cclxxi en carton (pas même un quart de litre) par homme. Cette soupe est assez consistante mais épicée, ce qui redouble notre soif. Et pas moyen de boire !…
Parmi la quarantaine de mal en point que j’ai vus arriver, à Révigny, j’ai reconnu mon horloger parisien. Il n’a en effet pas quitté ses vêtements. Il souffre d’une pneumonie et il va sûrement mourir.
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