Le trésor
continuer cette estimable dynastie. Certes, il pouvait toujours fonder une famille de Tournemine qui deviendrait américaine mais surtout avec le temps. Qu’ils s’installassent au bord de la Roanoke (car, la réflexion venue, il était bien décidé à garder ses mille acres de bonne terre) et ils seraient très certainement, lui et peut-être ses enfants, « les Français ». La troisième génération seulement laisserait oublier l’origine. Tandis qu’en s’installant pour jamais sous le collier de barbe de John Vaughan, il eût effacé d’un seul coup tout son passé français et breton…
« Tout compte fait, songea-t-il, en m’évitant les tentations du choix, on me rend service. C’était peut-être le chemin commode mais comment aurais-je pu me résoudre à rejeter à l’oubli le beau nom que, sur le champ de bataille de Yorktown, j’ai reçu de mon père et jusqu’au souvenir de ce même père pour adopter comme ancêtre une lignée de marins ivrognes venus en droite ligne du pays de Galles ou d’Irlande ? J’ai été trop heureux de devenir un Tournemine et j’ai honte, à présent, d’avoir imaginé même un instant, pour sauver ma peau et vivre en paix, que j’aurais pu y renoncer… »
La servante, souriante, lui apportait son petit repas et il l’entama par une rasade de vin destinée, dans son esprit, à sanctionner la décision qu’il venait de prendre. C’était dit : tout à l’heure il enverrait Pongo porter tous les papiers concernant John Vaughan qui lui avaient été remis par Jefferson au nom du Congrès. Il n’en garderait pas moins d’ailleurs ceux qu’il devait à l’industrie de Beaumarchais et qui, hors d’Amérique, pouvaient lui être encore de quelque utilité dans la suite de temps peut-être troublés.
Il fit disparaître avec enthousiasme son omelette et sa salade qui était bien fraîche et croquante et il allait attaquer le fromage lorsque certaines paroles des deux hommes installés à l’autre bout de la tonnelle arrivèrent jusqu’à lui. L’un d’eux, encouragé peut-être par la tranquillité du lieu, avait un peu élevé la voix et Gilles avait bien cru saisir au vol le nom de La Hunaudaye.
Tournant la tête, il considéra ses voisins, ne leur trouva rien d’extraordinaire. Leurs vêtements bourgeois étaient simples mais bien coupés et ils évoquaient assez des notables de province venus dans la capitale pour affaires. Leurs visages, en revanche, lui étaient invisibles : l’un des deux hommes lui tournait le dos et cachait la plus grande partie de son compagnon. La lumière d’ailleurs baissait et verdissait sous la tonnelle depuis que le soleil avait disparu. Les voix, elles aussi, avaient baissé et Gilles dut tendre l’oreille pour entendre mais à nouveau le nom familier revint, très net cette fois.
— À La Hunaudaye, disait l’un des deux hommes, M. de Talhouet voudrait bien faire place nette. On dit qu’il a des projets sur le château dont il souhaite démolir une partie et que pour cela il désire y mettre des gens bien à lui. C’est impossible tant que vivra le vieux Gauthier…
— Pourquoi donc ? On a toujours le droit de renvoyer des serviteurs et de les remplacer par d’autres… Gauthier se fait vieux et, depuis l’accident survenu à son petit-fils, il doit abattre double travail. Le maître est dans son droit…
— Allons donc ! On croirait que vous ne connaissez pas nos gens du Pleven. Le vieux Gauthier est né à La Hunaudaye. Les siens ont servi les Rieux depuis des générations et lui les a servis également. Il y a trop peu de temps que Talhouet est propriétaire du château… Quelques années. C’est donc un étranger pour la région et s’il chassait les Gauthier, même pour les installer ailleurs, cela causerait une révolte. Toutes les fourches et les faux se lèveraient contre lui. Il lui faudra patienter…
— Patienter ? Je ne l’en crois guère capable et j’ai peur que…
Un bruit de chaises raclant le sol couvrit la fin de la phrase. Les deux hommes se levaient et, de nouveau, baissaient la voix. Il y eut le son d’une pièce de monnaie tintant sur le bois de la table puis des pas qui s’éloignèrent.
Resté seul, Gilles acheva distraitement son repas. Ce qu’il venait d’entendre ne lui plaisait pas car il avait gardé, au fond de sa mémoire, le souvenir de l’unique nuit passée par lui sous les voûtes sévères du château ancestral et aussi celui de
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