Le trésor
Hunaudaye pour venir participer à cette première veillée funèbre où les attendait un spectacle inhabituel.
Debout de chaque côté du rustique catafalque, deux hommes que personne n’avait jamais vus montaient, l’épée au clair, une garde rigide comme si celui qui gisait là eût été le véritable seigneur de ces lieux. Et ceux qui entraient regardèrent alors, avec un étonnement mélangé de crainte vaguement superstitieuse, ces deux hautes cariatides aux profils d’oiseaux de proie mais si dissemblables, ces deux gentilshommes inconnus qui rendaient à l’un des leurs un hommage quasi féodal. Sous l’ombre des grands chapeaux que l’on se hâtait d’ôter, sous celle plus légère des coiffes, les yeux s’arrondissaient mais sans oser remonter jusqu’aux regards immobiles, l’un de glace, l’autre de charbon, qui semblaient ne voir personne.
Les gens arrivaient, se signaient, jetaient un peu d’eau sur le corps au moyen du buis puis s’asseyaient où ils le pouvaient ou bien restaient debout pour se joindre aux prières commencées. Des voix nouvelles répondaient aux invocations qu’une très vieille femme, la doyenne du village voisin, lançait d’une voix haute et fêlée. Elles emplissaient la pièce basse d’une mélopée sourde, semblable au grondement d’un orage encore lointain déchiré de temps en temps par l’éclair d’un cri d’angoisse car, pour tous ces gens simples qui priaient, l’homme qui reposait là avait cessé d’être le cousin, l’ami, le compagnon habituel pour se changer en cette entité insaisissable, mystérieuse et inquiétante : un mort dont on ne pouvait plus savoir si son ombre ne reviendrait pas quelque nuit assouvir d’obscures vengeances.
« En fait, ils prient pour eux-mêmes beaucoup plus que pour lui… », songeait Gilles devenu pour quelques heures et de par sa propre volonté garde du corps d’un homme qui n’avait jamais porté la couronne mais dont le cœur était celui d’un roi. Et, sous son apparence impassible, le chevalier abritait une véritable tempête de sentiments contradictoires dont le bouillonnement le surprenait. Le départ pour un autre monde de Joël, ce vieillard qu’il avait cependant si peu connu, lui laissait l’impression étrange de perdre son père pour la seconde fois et, cependant, lui faisait retrouver un espoir assez semblable à celui qu’il avait éprouvé au lit de mort de celui auquel il devait la vie.
Il le revoyait, dans l’aube victorieuse de Yorktown, alors que la voix des canons avait définitivement cessé de se faire entendre, reposant sur une couverture militaire une main qui, déjà, se refroidissait et où demeurait visible la trace de l’anneau toujours porté et que cette main avait laissé entre les siennes, symbole de sa bâtardise abolie, tout comme tout à l’heure Joël Gauthier lui avait remis ce qui était peut-être le symbole de la résurrection de La Hunaudaye. Pierre de Tournemine mourant lui avait donné un nom, un rang, un honneur à défendre, une vraie vie d’homme enfin. Joël Gauthier venait peut-être de lui donner la fortune sans laquelle grand nom et titre n’apportaient que peu de puissance.
Contre sa poitrine il sentait, comme une présence, le poids cependant léger du petit paquet remis par l’agonisant. Qu’y avait-il dedans ? Un écrit sans doute mais aussi un petit objet dont il n’était pas possible de déterminer la forme, une clef peut-être… la clef de ce trésor qu’on lui remettait si noblement.
Sachant qu’il allait laisser les siens dans une situation pénible, Joël aurait pu, sans que quiconque ait le droit de lui faire le moindre reproche, livrer le secret à Pierre, le mettre ainsi à l’abri de la misère à laquelle le condamnait presque sûrement son infirmité et préserver du même coup les deux femmes qui allaient se trouver si dépourvues. Mais il n’aurait pas été alors Joël Gauthier, l’homme de la fidélité et de la grandeur à tout prix. Et que se serait-il passé s’il n’avait pas eu le temps de remettre à son destinataire ce dépôt qu’il devait considérer comme sacré ? Aurait-il eu vraiment l’affreux courage d’emporter avec lui son secret dans sa tombe, rejetant le trésor aux ténèbres pour des siècles peut-être ? Plus certainement, il l’aurait confié à Pierre mais avec l’ordre de le chercher, lui, Tournemine, et de le lui remettre. C’eût été alors condamner ce malheureux garçon
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