Le tribunal de l'ombre
la terrasse du donjon où je venais de me rendre, sitôt après avoir quitté le lit conjugal. J’embouchai mon olifant et sonnai du cor. Trois coups brefs valaient cri à l’arme.
Un échelon de la cavalerie anglaise, penoncels déployés, contournait le village par le sud, au grand galop. Un autre échelon anglais ou gascon se tenait en réserve, au loin à l’est, à contre-jour. Les gens de pied se regroupaient par bataille, le dos au soleil levant.
« Hissez la bannière ! Qu’elle claque haut et fort ! Démasquez les engins de jet ! Armez toutes les machines de guerre !
« Que les sergents quittent le chemin de ronde et gagnent les abris ! Que les archers se tiennent parés ! Que les arbalétriers se mettent en position ! »
L’ordre fut aussitôt relayé par les sergents apostés sur les créneaux et ma modeste garnison prit le branle incontinent, au son rauque des olifants.
À six jours des ides de novembre, le gros de l’armée du comte de Derby avait estravé ses pavillons dans la vallée de la Beune, entre le donjon de Commarque et le château de Laussel, couvrant la vallée d’innombrables cocons blancs, rouges, verts, bleus ou noirs. Aucun assaut, autre que celui qui avait été tenté par l’avant-garde, n’avait encore été lancé contre nos fortifications. Mais nous étions bel et bien en situation de siège {6} . L’ost ennemi rassemblait près de mil hommes d’armes, chevaliers, écuyers, archers, piétaille, sans compter les queux, les gâte-sauce, les lingères, les artisans, les charpentiers, menuisiers, ferronniers, haubergier et servants des pièces d’artillerie qui ne tarderaient pas à battre nos murs.
Le temps travaillait pour eux, devaient-ils penser, puisqu’ils ignoraient que nous disposions d’eau de source et de vivres en abondance, deux facteurs essentiels, avec le moral et le nombre des troupes, pour tenir un siège en bonne et due forme. Le moral nous l’avions aussi, quant au nombre, le rapport des forces était à un contre huit ou dix en notre défaveur, mais nous étions solidement rehordés et déterminés.
Le corps d’armée anglais était renforcé par des batailles de Gascogne. Tous encerclaient notre forteresse dont j’assurais la lieutenance. Le tout puissant baron Fulbert Pons de Beynac me l’avait confiée l’été dernier, vers la fin du mois de juin {7} .
Depuis la mort de mon père à la bataille de l’Écluse, le baron, mon compère de baptême, avait été mon maître et mon tuteur avant de trépasser peu après l’arrivée tant redoutée du Mal noir. Selon les termes du message qui m’était parvenu par pigeon-voyageur, il aurait été victime d’une épouvantable dissenterie. À la suite, m’avait-on rapporté, de l’ingestion d’une eau croupie qui aurait été puisée dans la citerne du château de Beynac. Mais n’avait-il pas été empoisonné délibérément ?
Cet étrange accident était bien curieusement survenu peu avant que les Godons ne reprennent les hostilités en la comté du Pierregord.
Quoiqu’il en fut, j’avais été confirmé dans mon rôle de capitaine de céans par le chevalier banneret Foulques de Montfort, qui s’était vu confier le commandement et la gestion de tous les châteaux, châtellenies et places fortes de la baronnie, à titre jurable et rendable. En attendant que soit réglée la succession au profit des héritiers légitimes.
Mais l’affaire s’avérait d’une grande délicatesse : le baron, qui vivait séparé de son épouse Éléonore de Guirande, n’avait pas reçu de son ventre d’héritier mâle. En outre, nombreux étaient les prétendants à son héritage et au port de la couronne baronniale, car la lignée des Beynac comprenait plusieurs branches proches ou éloignées. D’aucunes se déchiraient notamment en la seigneurie de Floressac, à l’affût de solides bénéfices, dots et autres droits, quand ils ne se disputaient pas le pucelage de quelque damoiselle supposée hériter de la riche fortune des seigneurs de Beynac. Le baron m’avait avoué un jour que d’aucuns, parmi les membres de sa famille, se livraient souventes fois à des querelles d’un autre âge, se massacraient et se ruinaient volontiers en ces occasions, ce qui, à la parfin, avait-il déclaré, ne faisait que renforcer leur âpreté au gain.
Guilbaud de Rouffignac m’avait aperçu en haut de la tour de guet dès que j’avais crié à l’arme. Il en avait gravi les marches
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