Le tribunal de l'ombre
messire de Lancastre, lieutenant du roi d’Angleterre en notre duché d’Aquitaine, disposait de ce fait d’encore cent trente-deux heures pour mettre fin au supplice de ses malheureux compains d’armes. S’il tardait à nous donner gente réponse lorsque ce délai serait écoulé, nous serions en grande désolation de devoir lui faire parvenir, deci en avant et de pareille façon, le corps de tous les autres captifs qui étaient sur l’heure mourants ou agonisants.
Messire de Lancastre disposerait donc, d’icelle manière, d’une bonne centaine d’heures et de morts de plus, avant de lancer ses batailles et ses piétons contre nos murs en de vaines tentatives pour se saisir de notre place. Nous étions solidement remparés et déterminés à l’affronter pour le décharpir, comme il se devait de la part de gens féaux au comte de Pierregord et au seul suzerain légitime en ce duché, Philippe de Valois, sixième du nom.
Sachant que nous n’aurions point de grâce ni de quartier à attendre de ce gentilhomme honni, nous étions tous déterminés à combattre, hommes, femmes et enfants, jusqu’à ce que mort s’ensuive.
Et qu’il en soit ainsi remis à la grâce de Dieu et au bon vouloir des sujets de sa Majesté, le roi Édouard d’Angleterre.
J’avais conclu ma sommation par ces simples mots : « Ainsi soit-il. »
« Sergent ! Veuillez placer notre hôte dans la poche de fronde que vous avez confectionnée à l’extrémité de la verge de notre trébuchet. Que ses écuyers assistent au magnifique spectacle que messire Géraud de Castelnau d’Auzan va nous livrer.
« Ce ci-devant chevalier gascon a reçu le triste privilège de commander l’avant-garde de nos ennemis pour tenter d’enlever notre place de nuit et de sournoise manière, avec la complicité d’un autre félon, Raoul d’Astignac.
« Pour le remercier de ses œuvres, sa veuve, s’il en a une, n’aura point de rançon à nous bailler, car il est rare que l’on débougette plus que quelques sous ou deniers pour récupérer un corps sans vie, un mort désarticulé, proprement disloqué, d’aussi noble naissance soit-il.
— N’est-ce point là acte barbare, messire Bertrand », s’indigna le chevalier Thibaut d’Agenais.
— N’ayez point d’inquiétude, messire Thibaut. Ses écuyers prieront pour le repos de son âme ! lui répondis-je tout de gob en esquissant un signe de Croix sacrilège en direction du Gascon.
« De son âme, s’il en a une… », murmurai-je tout bas, sans être entendu de quiquionques. Puis, m’adressant au supplicié, je prononçai son oraison funèbre en ces termes :
« Messire d’Auzan. Je n’ai point de haine envers vous. Nos routes se sont croisées à deux reprises. La dernière fut de trop. À présent nos chemins divergent : mors tua, vita mea, la mort pour toi, la vie pour moi, dit le proverbe (en prononçant ces mots, je fus saisi par un sentiment étrange qui me prit sans vert ; il me sembla soudain avoir déjà entendu cette phrase), mais passant outre, je poursuivis :
« Messire, auriez-vous quelque dernière volonté à exprimer, quelque vœu à formuler céans ? »
Géraud de Castelnau d’Auzan me fixa un long moment de ses yeux noirs et bovins, puis il ouvrit la bouche qu’il avait de travers, sur des dents jaunes et ébréchées que couronnaient des oreilles en chou-navet. D’une voix basse, mais parfaitement audible, il dit simplement :
« Messire Brachet de Born, vous avez été armé chevalier il y a peu, d’après ce que j’ai appris. Je le fus, il y a moins de trois ans, par Henri de Batz, seigneur d’Artagnan. Pour mes faits d’armes lors de la bataille qui a opposé nos armées en la ville de Bergerac, près les faubourgs de la Madeleine. Pour avoir aussi défendu la ville d’Auberoche, je sais le sort que le comte de Pierregord a réservé à l’un des nôtres. Je connais donc le mien.
« Or donc, me feriez-vous la grâce de faire quérir votre curé, si vous en avez un – les cloches qui sonnent les heures canoniales au clocheton de votre chapelle me laissent à penser qu’un homme de Dieu est proche – et de prier vos gens de s’écarter, le temps pour moi d’être ouï en confession et de recevoir l’absolution avant que vous ne m’expédiez ad patrem ? »
J’en restai pantois. L’homme aurait-il des sentiments pieux ? Reconnaîtrait-il ses fautes ? Sa félonie ? Les sentiments révoltants qu’il
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