Le tribunal de l'ombre
J’y portai aussitôt mon attention.
Un échelon de cavalerie s’y tenait à présent, la lance en arrêt sur l’arçon. Il surveillait, pour y parer, une éventuelle tentative de sortie de notre part. Mais les Godons n’envisageaient assurément pas un assaut à partir de là.
Le fossé, de plus en plus profond à mesure qu’on approchait de la barbacane du donjon, avoisinait les cinq toises de hauteur. Le pont-levis était rouillé, c’est-à-dire levé ou baissé par une ingénieuse mécanique de poulies et d’élingues.
La porte, à l’ouest, communiquait avec la salle des Gardes. Elle était dominée par la guette qui coiffait le donjon à son angle sud-ouest. Bien que le château semblât plus vulnérable d’icelui côté parce que sa base se situait en contrebas du terrain qui le jouxtait, l’arête aiguë et acérée comme un couperet que formait l’angle du donjon était d’un effet saisissant. Elle avait été conçue pour dévier avec efficacité des boulets lancés contre ses murs qui n’étaient percés que de rares meurtrières en forme de croix pattées.
À l’est et au-dessus de l’à-pic rocheux qui dominait la vallée au nord de plus de six toises de hauteur, le donjon avait hérité d’impressionnants mâchicoulis surdimensionnés comparables à ceux qui surmontaient les tours des kraks construits par les ordres militaires et religieux dans le royaume de Jérusalem. Ils avaient remplacé les anciens hourds d’origine, au retour des chevaliers qui avaient participé au septième pèlerinage de la Croix, avec notre saint roi Louis, neuvième du nom.
Maintenant, le vent d’ouest avait forci. Le moment de lancer notre deuxième riposte était venu. Le dieu Éole soufflait en notre faveur. Près de tous nos engins de jet, des mains affouèrent les gros pâtons durcis, gorgés d’un mélange de suif, de paille, de pierraille, de bouse et de soufre.
Les servants placèrent plusieurs boulets enflammés dans chaque poche des machines à l’aide de grosses pinces de ferronnier, puis ils levèrent les yeux vers moi.
Je levai le bras, tout en parcourant du regard les différentes pièces d’artillerie. Lorsque le dernier pâton fut posé, les chefs de batterie, les écuyers et les chevaliers de la place desforèrent leur épée en la brandissant vers moi, les uns après les autres.
Les huches des mangonneaux et du couillard étaient remplies de pierre et de terre. Celle du trébuchet, la plus généreuse, avait deux grandes toises de long, neuf pieds de large et douze pieds de profondeur. Sa masse considérable faisait contrepoids à une verge de six toises de longueur. Mais, pour l’instant, le trébuchet n’entrerait pas dans la danse. Je le réservais pour le troisième et le plus mortel degré de nos représailles, si le second ne dissuadait pas l’ennemi.
À l’instant où j’abaissai le bras, les liens qui retenaient le basculement des contrepoids sur les autres engins furent lâchés, pendant que d’autres servants halaient vivement les cordes des bricoles et des pierrières.
Une pluie d’étoiles fila en direction du camp ennemi, suivie par d’émerveillables langues rouges, or et oranger du plus bel effet. Elles illuminèrent le ciel, pourtant clair, de mille feux grégeois. Les contrepoids des mangonneaux et du couillard churent et se stabilisèrent en position basse dans un bruit sourd, les verges des bricoles et des pierrières sifflèrent, puis pendouillèrent comme des coillons mols.
Nous avions pris la précaution de ne point labourer à l’automne : de courtes tiges de paille, de foin et de chanvre n’attendaient qu’une occasion pour se répandre en feux de broçailles.
L’on vit le camp ennemi s’embraser avant même d’entendre la chute des pâtons enflammés sur le sol. Afin d’ajouter à la panique, j’avais prévu de faire sonner le tocsin et les deux bourdons de la chapelle. Le bruit des cloches, dont les marteaux frappaient les jupes sans ménagement, devenait assourdissant. Il nous empêcha d’entendre les cris et les ordres qui devaient se répandre dans la vallée, mais le soleil était plus haut ; il éclairait les gesticulations qui animaient les gens d’en bas dans la plus grande confusion. On se serait cru au jour de la fête des fous !
Ici on beuglait des ordres, là on sonnait du cor, ailleurs on courrait chercher des seaux pour les remplir à l’eau de la rivière et tenter d’éteindre les feux follets qui
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