Le tribunal de l'ombre
naturel peu loquace, s ’ encombrait de peu de mots pour diriger magistralement tous les travaux avec l ’ appui d ’ un architecte venu de Cahors. Avec qui il se prenait parfois le bec, pour un cintre mal placé, un eschalfaud mal étayé ou un colombage trop maigre.
La nouvelle châtelaine de ces lieux, servie par une cohorte de valets et de servantes, logeait et nourrissait tous ces gens avec grâce et gentillesse, sans rechigner à la tâche, soignant les blessures, guérissant les âmes en mal de leur pays, préparant onguents et infusions à tour de bras. Tous les jours. Tous les jours, sauf le lundi de la Pentecôte où nous rejoignions tous la frairie qui organisait une procession pour célébrer la disparition de la pestilence.
En effet, la ville consulaire de Sarlat avait compté au nombre des villes qui avaient été les plus éprouvées par le terrible fléau de l ’ an de disgrâce 1348. Hélie de la Croix avait fondé, pour tenter de soigner les malheureuses victimes, un hospital construit hors les fortifications de la ville, à l ’ entrée du faubourg de la Bouquerie. Sans succès.
Le désespoir des habitants était tel qu ’ ils n ’ avaient plus attendu que d ’ un miracle la fin de la foudroyante epydemie de Mal noir. Ils avaient multiplié prières et invocations et porté en procession, dans toute la ville, les reliques de saint Sacerdos, à qui ils attribuaient la guérison d ’ un grand nombre de pestiférés.
À la parfin, ils s ’ étaient mis sous la protection de la Vierge de Tem niac. Aussitôt l ’ epydemie avait décliné. Des retours de pestilence avaient certes frappé quelques familles au cours du printemps de l ’ an 1349, mais la terrible maladie s ’ était éloignée pour r avager d ’ autres contrées, plus au Nord et à l ’ Est. Frappés par ce prodige, ils avaient alors fait le vœu de s ’ y rendre en procession, c haque année, le lundi de la Pentecôte, pour remercier la Vierge de ses bienfaits.
Nous nous devions d ’ y participer.
Pendant les trois années écoulées, je parcourus notre domaine, à longueur de journée, récoltant moi-même champarts et banalités, dormant parfois dans une étable, une grange ou une bergerie lorsqu ’ il était trop tard pour que je rejoignisse notre seul domaine habitable, notre manoir de Braulen.
Certains de nos manants me proposèrent bien de partager leur gr and châlit à six ou huit places sur lequel ils reposaient avec leurs enfants, geste généreux de la part de ces braves gens. Je remerciai et refusai avec gentillesse sous des prétextes aussi v ariés que futiles. Je craignais plus les puces que les bêlements, l e s hennissements ou l ’ odeur du fumier.
Je mis à profit ces nombreuses chevauchées pour mesurer l ’ état misérable d ’ aucuns de nos paysans, ceux dont les foyers avaient été le plus touchés par la pestilence. Je réorganisais les corvées selon le nombre d ’ hommes valides par feu et regroupais des terres de labour abandonnées et en friches, des parcelles de vigne, des pâturages , des champs fertiles où l ’ on cultivait, avant l ’ arrivée du Mal noir, le blé, le seigle, l ’ avoine et l ’ orge. De nombreux troupeaux avaient été décimés, les récoltes d’une maigreur squelettique.
Ces pauvres gens portaient sur leur visage buriné et ridé comme de vieilles pommes les stigmates des souffrances endurées, leurs yeux reflétaient leurs malheurs passés.
Je m’invitais parfois à dîner ou à souper, en bourse déliant, pour mieux connaître leurs conditions de vie, leurs joies, leurs peines. Les plus fiers d’entre eux refusaient mes aumônes. Je glissais alors quelques pièces dans la mie des grandes tourtes de pain, à leur insu.
Rares furent ceux qui prétextèrent, à tort ou à raison, maladies de femmes ou d’enfants ou de bien opportunes corvées pour me fermer la porte au nez. Ou, tout simplement, parce qu’ils avaient honte à me laisser fouler le sol en terre battue de l’unique pièce de leur masure pour partager le maigre bouillon au lard qui chauffait dans la marmite du cantou, et dont ils arrosaient le tranchoir pour le ramollir avant de le manger. La plupart m’accueillirent avec déférence. D’aucuns me firent part de leurs doléances.
Nous évoquions faits de guerre, crainte de chevauchées ennemies, précarité de la trêve, état des labours, du matériel agraire, espoir de bonnes récoltes, crainte de trop fortes pluies qui
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