Le tribunal de l'ombre
ravinaient les terrains ou couchaient les récoltes selon les saisons, conséquences d’une sécheresse persistante…
Des discussions à bâtons rompus dans un patois occitan dont j’appris peu à peu à comprendre le sens rocailleux postillonné à travers des chicots jaunes et des bouches édentées. Je découvris, en ces occasions, la vie de tout un monde qui m’était inconnu. Un monde que mon devoir de seigneur et mon serment de chevalerie me conduisaient à respecter et à protéger, en contrepartie des taxes et des corvées qu’ils me devaient.
Le paysan trace son sillon,
Le navigateur, son sillage,
Le chevalier les protège,
Les uns et les autres rejoignent
Un jour, les constellations du ciel.
Je fus surpris par leur piété, leur dévotion, leur foi, en dépit (ou à cause) des grandes souffrances qu’ils avaient endurées. Nous étions bien loin du confort feutré des tapisseries de hautes et basses lices de nos demeures féodales.
Marguerite m’accompagna dès qu’elle fut remise de ses couches. Elle pratiqua quelques rares saignées, nettoya et cautérisa des plaies au fer rouge, arracha quelques dents gâtées en tirant un fil entre la dent et la poignée de la porte qu’elle m’enjoignait de refermer d’un geste sec, donna quelques pots d’onguent et de tisanes d’herbes sèches.
Nous dûmes dès lors regagner notre gentilhommière tous les soirs, avant vêpres, pour prier autour des berceaux de nos deux petiots, sur lesquels elle veillait mieux qu’un curé sur une sainte relique.
Lors de l’automne 1351, je pris une mesure qui surprit Guillaume de Beaufort, notre nouveau suzerain : après avoir lancé le banvin, j’informai les vignerons qu’ils seraient exemptés de vinage pour les trois prochaines récoltes. La mesure me coûtait peu, nos coteaux n’étant guère réputés pour la qualité des cépages qui y poussaient. J’espérais aussi encourager nos vignerons à produire plus de vin de qualité et à mieux entretenir leurs vignobles. Ce geste, peu dispendieux s’avéra très populaire. À tel point que Guillaume de Beaufort reconnaissant, à la parfin, qu’il n’y avait point grande perte de bénéfice, l’étendit à l’ensemble de la vicomté.
En revanche, lorsqu’on me demanda, « Seigneur Brachet », s’il était dans mes intentions d’abolir les corvées, je dus en déçoivre plus d’un, ne pouvant l’imaginer en raison des nombreux travaux et des tours de garde qu’exigeaient, dans leur propre intérêt, le renforcement des défenses du château de Rouffillac et la surveillance de ses remparts.
Je fis bien, car les consuls de Sarlat avaient tenté d’ester en Conseil du roi, décharge des mil livres de rente dont le roi Jean, deuxième du nom, venait d’imposer le paiement à la châtellenie de Carlux. Icelle avait été rattachée à la Couronne par lettres patentes que son cousin Philippe, dit Le Bel, avait fait dresser en la ville de Béziers, en l’an de grâce 1304. Or, quelques mois plus tard, les consuls furent déboutés de leur demande : il n’aurait pas été opportun de trop rogner les servitudes quelques mois plus tôt…
Depuis qu’il avait rejoint les soudoyers du sire de Castelnaud de Beynac, mon référant de tranquillité, le chevalier gascon, Géraud de Castelnau d’Auzan, me livrait régulièrement des informations par une servante du château : sur le parcours des gardes apostés sur le chemin de ronde, les heures de relève. Et sur Isabeau de Guirande, qu’il n’avait toujours pas réussi à voir, mais qu’il savait enchefrinée dans le donjon. Il constituait une pierre angulaire dans le dispositif que nous mettions en place, en grand secret, pour investir le château de Castelnaud.
J’étais fort soucieux, car il ne m’avait pas fait parvenir de nouvelles depuis plus de trois mois.
Or, en ce soir du mois de mars, à huit jours des calendes d’avril {25} de l’an de grâce 1352, nous étions la veille du grand tournoiement qui commençait le jour de l’Annonciation. Le plan ingénieux que nous avions concocté avec le baron Bozon de Beynac et le chevalier de Montfort risquait fort de tomber à l’eau et de nous conduire au désastre, si nous tentions siège et assaut livrés à la manière traditionnelle.
Je m’en ouvrai à Marguerite lorsqu’une servante se fit annoncer. Elle demandait à parler à mon épouse qui la reçut en ma présence. La vieille servante avait un visage ingrat,
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